A qui et à quoi servent les innovations ?

Dans les sociétés anciennes, les innovations ont souvent été considérées comme dangereuses parce que, remettant en cause les traditions, elles semblaient compromettre le lien social. Or aujourd’hui, les innovations, qu’elles soient techniques, scientifiques, organisationnelles, politiques, pédagogiques, etc., sont l’objet d’une haute valorisation. A l’idée d’un temps destructeur s’est substituée celle d’un temps créateur et porteur de progrès. Mais quels effets la création de nouveauté a-t-elle sur le rapport que nous avons avec le monde, avec autrui, avec le temps et avec nous-mêmes ?
Certaines innovations paraissent parfois encombrantes ou perturbatrices : issues du marketing ou de la rationalisation bureaucratique, elles imposent aux acteurs des objets et des pratiques qui parasitent leur capacité attentionnelle, leur assignent des objectifs qu’ils ne peuvent s’approprier et apportent des réponses à des problèmes qu’ils ne se posent pas.
Il s’agira donc de saisir à quelles conditions l’innovation peut être profitable. Les travaux de sociologie des sciences de Bruno Latour font apparaître qu’une innovation scientifique ou technique, pour être adoptée, ne doit pas d’abord être élaborée par des chercheurs pour être, dans un deuxième temps, diffusée auprès des usagers. C’est d’emblée, au sein d’un espace d’intéressement, que les interactions entre scientifiques et utilisateurs construisent l’idée ou l’objet innovant. Des processus de « traduction » habitent cet espace sans lequel l’innovation ne se propagera pas.
Dans un autre domaine, parmi les innovations pédagogiques, les plus innovantes ne sont pas celles qui apportent des outils nouveaux pour des objectifs inchangés, mais celles qui attribuent, explicitement ou implicitement, de nouveaux objectifs à l’action éducative et font émerger un nouvel horizon des finalités scolaires. C’est ce qui explique qu’elles n’apparaissent pas toujours efficaces, lorsque leur effet auprès des élèves est mesuré au moyen d’épreuves traditionnelles dont les critères n’intègrent pas ces objectifs nouveaux. Ainsi l’innovation authentique, celle qui est portée par les praticiens mêmes auxquels elle s’adresse, est celle qui s’appuie sur une nouvelle saisie de la réalité, en fonction de fins nouvelles.
Au total, l’innovation réussie, celle qui est susceptible d’être adoptée par le public visé, semble être celle qui, loin d’imposer de l’extérieur aux praticiens des catégorisations de la réalité, des modalités d’actions et des objectifs, les dote des moyens de repenser leur pratique, d’en réinterroger les finalités et de lui redonner du sens. Est innovant l’objet ou la démarche qui conduit l’acteur à problématiser son action.