Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

Du traitement de la morphologie à l’apprentissage du lexique L2 : Innover dans une perspective psycholinguistique paradigmatique

Serena DAL MASO, Università di Verona, Italie
Madeleine VOGA, Université Paul-Valéry Montpellier III, France
Hélène GIRAUDO, Laboratoire CLLE, CNRS et Univ. de Toulouse, France


Résumé
Dans la pratique didactique traditionnelle le recours à la notion de paradigme est assez commun dans le domaine de la flexion, autant verbale que nominale. Aujourd’hui, des données expérimentales psycholinguistiques démontrent qu’une telle organisation s’étend aux mots dérivés : les apprenants ont recours à des critères morphologiques dans la structuration du lexique complexe et sont sensibles à l’organisation des éléments lexicaux en familles et en séries morphologiques, comme le suggèrent les données issues de l’amorçage masqué dérivationnel en L2, présentées ici. Ces dernières conduisent à des implications didactiques réhabilitant la réalité psychologique de la notion de paradigme. Cette vue du lexique de la L2 est depuis peu remise en question par une approche postulant des différences qualitatives entre le locuteur L1 et celui de la L2 : l’apport novateur de cette dernière sera examiné ici, en tenant compte du fait qu’elle se base sur des données controversées et sur une méthodologie parfois insuffisamment rigoureuse.


Abstract
In traditional teaching approaches, the use of paradigm is quite common for the inflectional domain, for verbs as well as for nouns. The actual psycholinguistic research shows that this type of clustering is extended to derived words : L2 learners use morphological criteria to structure their knowledge of morphologically complex words and are sensitive to an organisation based upon clustering of lexical items in families and series, as demonstrate the data reported here, particularly those issued from L2 masked derivational priming. These data have didactic implications overhauling the psychological reality of the paradigm. This view of the L2 lexicon has nevertheless recently been put into question by a novel approach, claiming qualitative differences between L1 and L2 speakers : its novelty contribution will be discussed here, with respect to the fact that it is based upon controversial data as well as on a methodology not always sound.


1. VERS LE PARADIGME LEXICAL

Dans la pratique didactique traditionnelle, même dans le cadre d’une approche prioritairement communicative qui ne focalise donc pas sur la forme, le recours à la notion de paradigme est assez commun dans le domaine de la flexion, autant verbale que nominale, surtout pour des langues avec un système de déclinaison (par exemple, grec, allemand). D’un point de vue théorique, la linguistique acquisitionnelle s’est longtemps concentrée sur la construction chez l’apprenant, des paradigmes flexionnels, notamment sur l’entrée progressive des formes dans l’interlangue, ainsi que sur leur organisation en séries (Bardovi-Harlig, 2004 ; Klein, 1986). Plus particulièrement, une multitude d’études se sont attelées à la description des valeurs que les formes flexionnelles expriment dans les différentes phases du développement, justement à l’égard de l’extension des paradigmes, c’est-à-dire le nombre d’éléments composant la série dans un stade précis de l’acquisition (pour l’italien, par exemple, Banfi & Bernini, 2001). Étant donné que la morphologie flexionnelle est obligatoire dans tout contexte syntaxique, son occurrence et son emploi systématique dans l’interlangue de l’apprenant sont devenus les indices du passage d’un stade de compétence grammaticale de la L2 à un autre.
Aujourd’hui, une très riche littérature psycholinguistique semble montrer qu’une telle organisation ‘en termes de paradigmes’ ne concerne pas seulement les formes flexionnelles mais également, et même de manière plus évidente ou tout au moins unanime, les mots dérivés et morphologiquement complexes : des résultats psycholinguistiques indiquent que les apprenants ont recours à l’information et la représentation morphologiques présentes dans l’architecture et l’organisation du lexique bilingue, tout comme pour le monolingue, et qu’ils sont sensibles à l’organisation des éléments lexicaux en familles morphologiques, par exemple, travailler, travail, travailleur (par exemple, Morphological Family Size, de Jong, Schreuder & Baayen, 2000 ; Voga, 2015).
La présente étude se focalisera sur quelques ensembles de résultats expérimentaux concernant le traitement de la morphologie flexionnelle et, surtout, dérivationnelle et discutera leurs retombées sur les approches et les pratiques didactiques du lexique morphologiquement complexe, le but de notre réflexion étant de nous interroger sur « l’innovation » telle qu’elle émane de la recherche linguistique et psycholinguistique actuelle.

1.1. Les limites de la linguistique acquisitionnelle traditionnelle pour l’étude de la morphologie lexicale : nécessité d’une approche psycholinguistique

La morphologie lexicale est sans doute l’un des domaines le moins explorés par la linguistique acquisitionnelle traditionnelle pour des raisons à la fois théoriques et méthodologiques liées, au moins partiellement, à une vision où la morphologie lexicale correspond à la capacité de l’apprenant à combiner de manière réussie des morphèmes lexicaux et grammaticaux (word-fomation rules, par exemple Aronoff, 1976 ; Scalise, 1994) et où les mots complexes résultent de cette combinaison (morpheme-based morphology).
Dans un cadre de ce type, la question qui se pose en premier lieu consiste à déterminer si et quand un apprenant a effectivement recours à des mécanismes morphologiques pour reconnaitre, comprendre ou produire des mots complexes. Il est généralement admis que, dans les premiers stades de l’acquisition, l’apprenant traite le mot de manière holistique, comme une unité non analysable. Par la suite, après une exposition suffisamment prolongée à la L2, il devient capable de reconnaitre sa structure et éventuellement de produire le mot. L’émergence d’une ‘stratégie morphologique’ est toutefois difficile à déterminer puisque l’occurrence d’un mot complexe dans l’interlangue (Corder, 1981) n’implique pas nécessairement une compétence dérivationnelle et peut être due à une récupération directe de l’item dans la mémoire à long terme (MLT). Par conséquent, les recherches développées dans cette perspective n’ont d’autre choix que de se concentrer sur les formes produites par l’apprenant, s’appuyant sur des processus analogiques ou de généralisation et/ou surgénéralisation. Puisque, en dernière analyse, les formes observées dans la production de l’apprenant représentent la seule preuve fiable de l’acquisition de la morphologie, ces recherches se focalisent, en général, sur l’analyse des erreurs de l’apprenant [1].
Une difficulté supplémentaire pour les chercheurs qui s’intéressent au développement de la morphologie lexicale en L2 vient du fait que, contrairement à la flexion, elle n’est pas obligatoire dans le contexte syntaxique et peut toujours être évitée dans la production spontanée (stratégies d’évitement). Par conséquent, ce qui apparait dans la production de l’apprenant ne témoigne pas de sa compétence morpho-lexicale et, inversement, sa compétence morpho-lexicale ne peut pas être décrite par une analyse des formes correctes/erronées dans les bons contextes, comme c’est généralement le cas pour la flexion.
Venons enfin à une dernière limite, liée cette fois à la possibilité d’observer la morphologie lexicale sans être en mesure de contrôler l’input de l’apprenant, ni le développement de sa connaissance lexicale, par définition présentant une grande variabilité entre les individus. À l’origine du processus d’acquisition, l’entrée dans l’interlangue d’un certain nombre de mots morphologiquement complexes est une condition nécessaire pour le développement d’une conscience morphologique. D’autre part, la progression du lexique de la L2 semble largement imprévisible car elle dépend de l’input contextuel auquel l’apprenant est exposé (Klein, 1986) : l’acquisition d’un élément lexical ne semble pas prioritairement déterminée par sa fréquence dans la L2, ou par sa simplicité formelle, mais plutôt par son utilité communicative et par sa familiarité dans un contexte donné. Ces faits sont autant de facteurs qui rendent difficile la spécification du système d’affixation émergeant
[[Nous devons mentionner ici que ceci est vrai inversement aussi, puisque le développement de la compétence liée aux affixes conduit à une extension du lexique. Cet effet mutuel a souvent lieu dans l’acquisition de la L2, comme l’observe Klein (1986 : 16) : « le cas de l’apprenant spontané possède un ingrédient paradoxal : pour communiquer, il doit apprendre la langue, et pour l’apprendre, il doit communiquer. Ce paradoxe est naturellement seulement apparent, parce que la communication peut être effectuée par une multitude de moyens, et peut varier en profondeur et objectif.].
Cela devient davantage problématique après la démonstration que les caractéristiques quantitatives des éléments lexicaux et des constituants morphologiques, surtout leur fréquence et leur productivité, influencent la manière dont le sujet traite le lexique morphologiquement complexe.
Pour résumer, dans une perspective où apprendre la morphologie lexicale signifie apprendre des règles de formation de mots, il n’est pas évident de savoir sur quelles données le développement d’une telle compétence pourrait se baser. Par conséquent, il devient très difficile de décrire le passage de l’acquisition de mots morphologiquement complexes, basée sur une stratégie lexicale et holistique, fondée elle-même sur le stockage lexical et la récupération en MLT, à une vraie compétence morphologique, basée, à l’opposé, sur des mécanismes compositionnels à partir des constituants morphologiques. Dans la présente communication, nous montrerons que des apports intéressants viennent des approches, plus ou moins théoriques, développées dans le cadre de l’étude de la morphologie lexicale et notamment de l’approche paradigmatique de la morphologie (Bybee, 1988 ; 1995 ; Corbin, 1991 ; Booij, 2010). Une bonne partie des théorisations qui ont donné naissance à cette approche s’inspire plus (par exemple, Bybee) ou moins (Corbin, Booij) directement de la psycholinguistique : cette dernière, par l’emploi de techniques et de protocoles qui mettent en évidence les processus automatiques et inconscients régissant le traitement de mots complexes chez l’apprenant, est vecteur d’innovation : ce côté « innovant » n’est toutefois pas exempt de pièges, dus à sa grande technicité et à l’importance d’une méthodologie rigoureuse : nous examinerons quelques-uns de ces problèmes, dans le but d’interroger l’idée de l’innovation.

2. L’AMORÇAGE MASQUÉ

L’amorçage masqué (masked priming, Forster & Forster, 2003 pour la dernière version) est l’une des principales techniques d’investigation des processus opérant dans le lexique mental employées par les psycholinguistes. Il s’agit d’une méthode chronométrique qui utilise comme variable dépendante (VD) le temps de réaction/réponse du participant, pour les réponses correctes et qui se base, pour la modalité visuelle qui nous intéresse ici, sur la perception visuelle du mot.
La méthodologie de l’amorçage utilise l’effet dit ‘de répétition’, par exemple le fait que le même stimulus présenté deux fois est reconnu plus rapidement par le sujet lors de sa deuxième occurrence. À partir de cette constatation, les expériences basées sur l’effet d’amorçage visent à vérifier si des temps de réaction (TR) plus rapides sont également obtenus pour des stimuli qui, bien que non identiques, sont reliés en vertu d’une similarité formelle, sémantique ou d’une relation morphologique (par exemple à la fois formelle et sémantique).
Le paradigme expérimental de l’amorçage est généralement associé à une tâche de décision lexicale, par exemple le participant doit décider, en appuyant sur une touche du clavier, si le stimulus auquel il est exposé forme, dans sa L1 ou sa L2 (ou, moins souvent, à ses deux langues) un mot ou pas. Les stimuli (mots ou non mots) qui sont présentés et sur lesquels porte la décision lexicale sont appelés cibles. Les cibles sont précédées par une amorce (mot ou non mot) qui apparaît à l’écran pour une durée (SOA, Stimulus Onset Asynchrony) qui ne permet pas son identification consciente, mais qui suffit pour son traitement, selon un ou plusieurs aspects, par exemple morphologique, par le système langagier. Dans la plupart de protocoles qui examinent le traitement morphologique, les SOA sont autour de 50ms, étant donné que c’est autour de cette SOA que des résultats robustes d’amorçage morphologique sont observés (par exemple dans l’étude princeps de Drews & Switserlood, 1995 ; pour la L2 : Dal Maso & Giraudo, 2014 ; Voga, Anastassiadis-Symeonidis & Giraudo, 2014). Ceci n’exclut pas bien entendu l’utilisation d’autres SOA, qui visent à examiner le recours temporel (time-course) du traitement.
En fonction des hypothèses de l’expérience, l’amorce peut partager différents types de relation avec la cible. Si l’amorce correspond exactement à la cible (la condition ‘répétition’, par exemple angl. hunt - HUNT), les temps de réaction pour la reconnaissance de cette dernière seront généralement les plus courts, par rapport aux autres conditions ; à l’opposé, si l’amorce n’a aucun lien avec la cible (condition non-reliée, par exemple angl. flower - HUNT) aucune facilitation n’est attendue sur les TR. Ces deux conditions (identité/répétition et non-relié) représentent les points de repère pour évaluer l’effet d’une amorce morphologiquement reliée (ou condition test, dans notre cas) sur la cible, qu’il s’agisse d’une forme du même paradigme flexionnel (par exemple hunted – HUNT) ou des membres d’une même famille morphologique (par exemple hunter – HUNT).
Pour vérifier que la facilitation éventuellement obtenue dans la condition morphologique soit effectivement de nature morphologique et qu’elle ne relève pas d’une similarité purement formelle entre l’amorce et la cible, une condition de contrôle orthographique est très souvent ajoutée au plan expérimental, conformément aux recommandations de Giraudo & Grainger (2001) : cette recommandation est toutefois difficile parfois à mettre en place, vu les multiples contraintes de constitution de matériel, par conséquent, toutes les études ne la respectent pas. Le tableau suivant résume la planification classique de ce type d’expérience :

Table 1: Conditions d’une expérience 
d’amorçage morphologique

Une facilitation significative dans la condition test, ici morphologique, par exemple la flexion hunted, est interprétée comme preuve d’une organisation du lexique sur base morphologique puisqu’une telle facilitation sur la cible est supposée provenir d’une pré-activation de la cible grâce à l’information morphologique contenue dans l’amorce. Ainsi, l’interprétation la plus commune de l’amorçage consiste à admettre que l’amorce et la cible sont interconnectées ou présentent des similarités, de telle manière que l’activation de la représentation de l’amorce active automatiquement la représentation de la cible (Forster, 1999 : 5-6).
L’avantage de la technique d’amorçage masqué consiste en ce que, puisque les participants ne sont pas conscients de la présence de l’amorce, la facilitation qui éventuellement émerge ne peut pas être le résultat d’une stratégie prédictive de leur part. Ainsi, l’amorçage masqué est devenu la technique privilégiée pour observer les processus automatiques et irrépressibles (chez le lecteur expert) qui ont lieu pendant le traitement des mots.
Les expériences qui ont utilisé ce paradigme expérimental avec des locuteurs natifs ont montré des robustes effets d’amorçage, autour des 80-100 ms pour les effets flexionnels et autour des 40-80 ms pour les effets dérivationnels, pour une multitude de langues, par exemple, allemand : Drews & Switserlood, 1995 ; anglais : Rastle, Davis & New, 2004 ; français : Giraudo & Grainger, 2001 ; grec : Voga & Grainger, 2004 ; italien : Giraudo & Dal Maso, 2016, mais aussi en arabe, chinois ou russe.

3. LE TRAITEMENT DE LA MORPHOLOGIE EN L2

La recherche sur le rôle de la morphologie dans le lexique des langues secondes à travers la technique de l’amorçage masqué est, tout compte fait, relativement récente et surtout moins unanime de ce que semble être la recherche sur la L1, caractérisée par la vision dominante élaborée à partir de l’anglais, à savoir une morphologie sous-lexicale (pré-lexicale) et décompositionnelle (par exemple Rastle, Davis & New, 2004). L’un des points de désaccord pour le traitement de la L2 concerne la nature des mécanismes qui sous-tendent le traitement du lexique, et plus précisément si ces derniers sont similaires à ceux des locuteurs natifs ou pas. D’un côté, une partie des chercheurs pense que le traitement de la L1 et la L2 opère grâce aux mêmes processus et que les éventuelles différences, au niveau des données expérimentales, entre locuteurs L1 et L2, résultent des processus cognitifs plus lents dans la L2, d’une part à cause de la charge mémorielle supplémentaire qu’elle implique et, d’autre part, d’un possible transfert à travers la L1 (par exemple Perani & Abutalebi, 2005). De l’autre côté, une partie des chercheurs plaide en faveur d’une différence qualitative entre les mécanismes sous-jacents au traitement du lexique morphologiquement complexe de la L1 et de la L2. Cette vision se base essentiellement sur le modèle de compétence non-native proposé d’abord par Paradis (1994) et ensuite repris par Ullman (2001). Ce dernier distingue deux systèmes, qui correspondent à des types de fonctionnement différents, celui lié à la mémoire procédurale et celui lié à la mémoire déclarative : le premier serait prioritairement responsable de la computation (par exemple le traitement des règles combinatoires du langage), et le second du stockage des mots et des unités non analysées/analysables. Sur la base de cette approche, les différences entre les performances des locuteurs natifs et non natifs dans les études expérimentales ont été interprétées comme le résultat du fait que les locuteurs L2 auraient recours au système de la mémoire déclarative beaucoup plus que les L1 ; par ailleurs, la composante computationnelle serait ‘dégradée’ (impaired) chez les locuteurs L2, aussi bien au niveau de la compétence qu’au niveau du traitement (Clahsen, Felser, Neubauer, Sato & Silva, 2010). En d’autres termes, dans un cadre où la morphologie est conçue en tant que système de computation (système d’élaboration par règles), les locuteurs non natifs seraient incapables d’avoir recours à ce système pendant le traitement du lexique complexe, et listeraient donc toutes ces formes dans leur lexique mental, plutôt que de les créer ou de les traiter à travers l’activation des thèmes et des affixes (comme sont supposés le faire les locuteurs natifs), d’où une différence qualitative manifeste entre le système de la L1 et de la L2. Cependant, les données sur lesquels se base cette approche prêtent à discussion.

3.1. La flexion

Pour ce qui concerne la flexion, Silva & Clahsen (2008, pour L2 anglais) et Neubauer & Clahsen (2009, pour L2 allemand) ont obtenu des effets d’amorçage différents entre locuteurs natifs et L2 : plus précisément, pour des locuteurs L2 de niveau de compétence assez avancé, aucun effet d’amorçage n’a été observé pour les formes flexionnelles régulières qui étaient amorcées par leur base, par exemple walked – WALK, alors que les TR des natifs dans la même condition montrent un effet robuste pour la condition morphologique. Cette ‘insensibilité’ des apprenants L2 à l’amorçage flexionnel a été interprétée comme la conséquence du fait que le lexique de la L2 ne s’organise pas sur la base de principes morphologiques, mais seulement sur la base de principes lexicaux. Il convient de souligner ici que, lorsque ces chercheurs font référence au ‘principe morphologique’, ils entendent le mécanisme, sous-lexical et obligatoire pour toute forme de stimulus, de segmentation en morphèmes (morphological parsing), tel qu’il est décrit par les tenants de l’approche décompositionelle (par exemple Rastle, Davis & New, 2004).
Cependant, les résultats de Feldman, Kostić, Basnight-Brown, Đurđević & Pastizzo (2010) en anglais L2 montrent un pattern complètement différent : même amplitude de l’effet morphologique flexionnel chez les locuteurs L1 et L2, au moins quand il est comparé avec la condition non-reliée. Néanmoins, par rapport au contrôle orthographique, aucun effet morphologique n’est observé pour les apprenants moins avancés, alors que, pour les plus avancés, une facilitation significative est trouvée pour les amorces flexionnelles régulières, ce qui amène les auteurs à conclure que les effets morphologiques trouvés chez les non-natifs sont modulés par leur niveau de compétence et par les caractéristiques formelles des amorces.
Autre ensemble de données sur cette question, les résultats obtenus plus récemment par Voga, Anastassiadis-Symeonidis & Giraudo (2014), qui ont répliqué l’expérience de Silva & Clahsen (2008, désormais S&C) avec des apprenants avancés de l’anglais (L1 : grec), avec exactement les mêmes stimuli et la même méthodologie (quoiqu’avec moins d’items de remplissage). Contrairement à S&C qui n’obtiennent aucune facilitation significative pour les locuteurs dont la L2 est l’anglais, l’étude de Voga et al. (2014) obtient une facilitation robuste et statistiquement significative pour les conditions flexionnelles (et aussi dérivationnelles, comme nous le verrons plus loin). De surcroît, l’effet flexionnel est statistiquement équivalent à l’effet de répétition, comme c’est très souvent le cas dans les données issues des locuteurs natifs (par exemple Drews & Switserlood, 1995). La Table 2 présente une comparaison entre les deux études.

Table 2: Temps de réaction (en ms) des décisions lexicales pour les trois conditions d’amorçage (répétition, morphologique – flexion et non reliée) de l’étude Voga et al. (2014) et Silva & Clahsen (2008). Les effets nets d’amorçage qui sont statistiquement significatifs sont dénotés par un astérisque.

Concernant le niveau de compétence des participants de ces deux études, ceux de Voga et al. (2014) n’étaient pas plus compétents que les participants Chinois de S&C, comme le prouve l’examen des TR des conditions non reliées et répétition. Les apprenants grecs ne sont pas du tout ‘insensibles à la flexion’, ils présentent donc le même pattern d’amorçage flexionnel que les locuteurs natifs de S&C, tandis que le pattern général de leurs TR (conditions répétition et non reliée) suit celui des apprenants chinois de S&C.
Le fait que les données publiées par S&C se sont avérées non réplicables lors de leur test par Voga et al. (2014), compromet largement la portée de leurs conclusions et de leur interprétation en faveur d’une différence qualitative entre locuteurs natifs et non natifs. Il pose aussi des questions méthodologiques et épistémologiques que, faute de place, nous n’approfondirons pas. Nous dirons simplement qu’avant d’appliquer dans l’enseignement une ‘nouveauté’ jugée comme fiable parce que basée sur des données expérimentales, il est primordial de la soumettre aux contrôles élémentaires de vérification scientifique, entre autres la réplication.

3.2. La dérivation

Les résultats concernant la dérivation sont plus univoques que ceux de la flexion, même si parfois les interprétations que les auteurs en ont données n’ont pas fait systématiquement émerger les facteurs morphologiques.
Le travail de S&C (2008) a examiné, à côté de la flexion régulière, les effets d’amorçage des mots dérivés sur leurs bases. Plus précisément, deux suffixes productifs de l’anglais ont été testés, par exemple –ity par exemple acidity – ACID, et –ness, par exemple dullness – DULL. Les résultats des locuteurs L2 indiquent une facilitation statistiquement significative dans la condition morphologique, suggérant un recours à la représentation morphologique lors de l’accès au lexique, bien que moins ‘efficace’, en termes de traitement, par rapport aux natifs, vu les TR sensiblement plus longs pour les L2. La réplication de l’étude par Voga et al. (2014) confirme l’effet de dérivation trouvé par S&C, mais montre que, exactement comme pour la flexion, cet effet est statistiquement équivalent à celui de la condition répétition, comme chez les locuteurs natifs (par exemple Drews & Switserlood, 1995).
Dans la même ligne, l’étude de Kirkici & Clahsen (2013) explore les effets d’amorçage des formes flexionnelles (aoriste régulier) et dérivés (nominalisation déadjectivale en -llk) sur leur bases en Turc L2 (apprenants avec différents L1). De nouveau, alors que la facilitation pour la flexion n’émerge pas, les TR pour la condition de dérivation montrent un effet significatif de facilitation.
Récemment, la recherche de Dal Maso & Giraudo (2014) a montré le rôle de la morphologie lexicale dans l’organisation du lexique de l’italien L2 : dans le cas des nominalisations déadjectivales avec deux suffixes productifs, par exemple –ità (velocità-VELOCE, ‘rapide – rapidité’) et –ezza (bello-BELLEZZA ‘beau-beauté’), la facilitation pour les locuteurs L2 est statistiquement significative, bien que limitée aux mots les plus fréquents. La nouveauté de ce travail consiste à l’utilisation d’une condition de contrôle orthographique (par exemple, velato – VELOCE) qui permet d’affirmer que les effets observés sont effectivement morphologiques et non pas uniquement formels/visuels. Comme nous l’avons signalé plus haut, ceci n’est pas toujours le cas, particulièrement pour les protocoles d’amorçage L2-L2, comme ceux que nous sommes en train d’examiner ici (par exemple S&C, Voga et al. 2014).
Il existe néanmoins aussi une étude dans laquelle aucun effet morphologique n’émerge : il s’agit de celle de Neubauer & Clahsen (2010) en allemand L2 (avec des locuteurs natifs du polonais), où les conditions de dérivation, par exemple Bezahlung – BEZAHLEN ‘payement–payer’, ne diffèrent pas de manière statistiquement significative de l’effet de Ernennung – BEZAHLEN ‘nominalisation – payer’ (condition non-reliée).
Pour récapituler donc, les effets d’amorçage en L2 obtenus avec des amorces dérivées semblent émerger dans plusieurs langues. Cependant, les tenants d’une représentation et d’un traitement morphologiques ‘affaiblis’ en L2, ont récemment mis en question la nature de cette facilitation : Heyer & Clahsen (2015) emploient un contrôle orthographique, dans le but de séparer les effets morphologiques des effets purement visuels. L’hypothèse sous-jacente à cette planification des expériences de Heyer & Clahsen (2015), consiste à assumer implicitement que les effets démontrés jusqu’ici ne sont pas morphologiques mais de nature purement formelle. Cependant, alors que Dal Maso & Giraudo ont utilisé un contrôle orthographique direct, c’est-à-dire que la même cible est amorcée d’une part par une forme dérivée et d’autre part, par une forme reliée seulement formellement (qui constitue le contrôle orthographique), Heyer & Clahsen adoptent une méthodologie de contrôle indirect : ils emploient une seconde liste d’items qui sont censées représenter le contrôle orthographique, mais sans contrôler précisément les stimuli critiques. Il y a ici un manquement méthodologique manifeste, étant donné que l’utilité du contrôle formel consiste à contrôler précisément les stimuli critiques, et non pas d’autres stimuli qui n’ont aucun rapport avec les items à partir desquels on vérifie les hypothèses expérimentales.
Quoi qu’il en soit, Heyer & Clahsen (2015) avancent l’hypothèse selon laquelle, alors que les locuteurs natifs sont facilités de manière significative par les amorces morphologiques, chez les non natifs les TR sont semblables dans les conditions morphologique et orthographique. Sur la base de cette observation, ils concluent que le processus de reconnaissance de mot pour les non-natifs est guidé par des propriétés formelles de surface et que, finalement, ce qui semble être morphologique est en fait formel.
S’il est vrai que, comme le remarquent Giraudo & Voga (2013), il existe parfois une confusion, surtout parmi les études en faveur de l’approche décompositionelle dominante (par exemple Rastle et al. 2004), entre les facteurs d’ordre orthographique et morphologique, au point où, parfois, ce qui relève de la perception visuelle des stimuli est interprété comme étant de nature morphologique, il serait judicieux, dans le cadre de la ‘nouveauté’ de s’interroger sur des facteurs relevant de niveaux plus centraux du système langagier, et plus précisément sur les manifestations des variables liées à l’organisation en termes de familles et des séries morphologiques.

3.3. Rôle de la productivité du suffixe et de la fréquence du mot complexe (Dal Maso & Giraudo, 2014)

Dans une étude en amorçage masqué auprès des locuteurs L2 de niveau avancé, Dal Maso & Giraudo (2014) se sont focalisés sur les caractéristiques quantitatives des items lexicaux et des composants morphologiques en manipulant la taille de la série morphologique et le degré de lexicalité des mots complexes faisant partie de la famille morphologique.
En italien, les deux suffixes principaux pour la création de noms de qualité, -ità et –ezza, diffèrent sensiblement quant à leurs caractéristiques quantitatives, -ità étant plus productif et plus fréquent que -ezza. 40 items ont été sélectionnés pour chaque suffixe, 20 items de fréquence lexicale élevée, par exemple veloce – velocità et sicuro - sicurezza, (respectivement 112,5 et 100,4 occ./million en moyenne selon le COLFIS) et 20 de fréquence réduite, par exemple enorme - enormità et magro - magrezza, (respectivement 7.7 et 6,35 occ./million en moyenne). L’expérience comportait une condition identité (par exemple, veloce-veloce), une condition morphologique (par exemple velocità veloce), et deux conditions contrôle, non-reliées (par exemple, dietro-veloce) et orthographique (par exemple, velato-veloce).
Les résultats obtenus montrent que l’effet morphologique émerge seulement pour le suffixe le plus productif –ità (par rapport aux deux conditions contrôle) ce qui suggère que, durant l’acquisition, l’information morphologique est intégrée dans le lexique mental à partir des séries les plus riches et fréquentes. De plus, dans la série de –ità, l’effet morphologique est plus robuste pour les amorces dérivées fréquentes (par exemple, velocità, 39 ms de facilitation sur la condition orthographique) que pour les moins fréquentes (par exemple, enormità). Ce résultat montre que l’organisation des mots en famille morphologique est également sensible au ‘degré de lexicalité’ du mot, du point de vue du locuteur L2, c’est à dire à la force de la représentation lexicale. Si l’accès lexical au mot complexe se faisait par sa base, isolée du mot par un mécanisme obligatoire de décomposition, nous n’aurions pas dû observer des effets différents en fonction de la fréquence des amorces, étant donné que les bases présentent des fréquences comparables. Les résultats de Dal Maso & Giraudo réfutent les prédictions du modèle décompositionaliste (par exemple Rastle et al., 2004) d’une part, et d’autre part confirment la sensibilité des locuteurs L2 à la morphologie paradigmatique : l’intégration de l’information morphologique qui se produit progressivement tout le long de l’acquisition reflète l’organisation des items lexicaux en familles et en séries morphologiques.

4. IMPLICATIONS DIDACTIQUES POUR L’ENSEIGNEMENT DE LA MORPHOLOGIERIVATIONNELLE EN L2

S’il est vrai que la psycholinguistique ne fournit pas d’indication directe concernant les contenus et la progression temporelle de l’enseignement, il est également vrai que toute innovation didactique devrait être ancrée à une réalité psychologique solide, afin de ne pas contrevenir aux principes d’acquisition et de fonctionnement d’une langue (L1/L2).
Étant donné que les études sur le traitement du lexique L2 – au-delà de l’orientation théorique des chercheurs – corroborent le rôle de principes morphologiques dans le lexique mental, nous proposons d’encourager, chez les apprenants, le développement d’un lexique organisé en paradigmes lexicaux. La notion de paradigme lexical correspond à un réseau de correspondances systématiques entre forme et sens, dans lequel s’insère tout item lexical ; en particulier, l’efficacité de l’acquisition lexicale reposerait sur la conscience que tout mot fait partie i) d’une famille morphologique, avec d’autres items qui présentent la même racine lexicale (par exemple, dormir, dormeur, dormoir, endormir, ou encore organiser, organisable, organisation, réorganisation) ; ii) d’une série morphologique, avec d’autres items qui présentent le même affixe (suffixe, par exemple, dormeur, mangeur ou préfixe, par exemple réorganisation, désorganisation).
L’enseignement devrait rendre plus explicite ce réseau de relations à la fois formelles et sémantiques, car la construction de ce système de correspondances se trouve à la base de toute analyse morphologique, comme l’écrit Bybee (1995 : 428) : « les mots qui entrent dans le lexique sont reliés à d’autres mots à travers des ensembles de connexions entre des caractéristiques phonologiques et sémantiques identiques. Ces connexions entre les items ont comme effet d’induire une analyse morphologique interne des mots complexes […] Même si les mots qui entrent dans le lexique ne sont pas scindés en leurs morphèmes constituants, leur structure morphologique émerge des connexions qu’ils établissent avec d’autres mots dans le lexique. Des ensembles parallèles de connexions phonologiques et sémantiques, s’ils sont répétés à travers des multiples ensembles de mots, constituent les relations morphologiques ».
Bien entendu, comme nous l’avons mentionné, conscience et analyse morphologiques ne correspondent pas nécessairement au mécanisme de décomposition obligatoire en morphèmes. Nous adhérons à ce qu’écrit Bybee (1988 : 127) : « Quand un nouveau mot morphologiquement complexe est appris, il forme des connexions avec le matériel existant sur la base de son sens et de son schéma phonologique. Le mot n’est pas physiquement démembré (physically dismembered), mais ses parts sont néanmoins identifiées ».
Encourager le développement de cette conscience morphologique implique aussi, à notre avis, de restreindre le rôle de la pure forme, et développer celui de la signification. Il est reconnu que l’apprenant commence l’acquisition d’un élément lexical par ce qu’il perçoit et par la reconnaissance d’une similarité formelle entre le nouvel élément et ceux qui font déjà partie de sa compétence. Ce principe est d’ailleurs reconnu comme l’un des facteurs de l’évolution des langues : à partir de sa perception, le locuteur tente d’interpréter les formes inconnues et les mettre en relation avec des formes connues, même si cette relation est inexistante (en termes de savoir savant) sur le plan étymologique et/ou morphologique, comme par exemple dans le cadre de l’étymologie populaire.
Cette proposition didactique pourrait à notre avis être particulièrement intéressante pour les langues avec des systèmes morphologiques plus riches que l’anglais. Certes, la recherche sur ces langues ‘autres que l’anglais’ reste encore limitée. Cependant, l’extension des résultats ‘innovants’, obtenus le plus souvent à partir de l’anglais L2, aux autres langues, indépendamment de leurs caractéristiques structurales, est, comme nous l’avons vu, une sur-simplification qui risque plutôt d’occulter des aspects cruciaux des phénomènes étudiés que de les révéler.


Notes

[1Il y a des nombreuses recherches qui utilisent des questionnaires (ou des QCM) spécifiquement créés pour l’élicitation des formes lexicales complexes (e.g. pour l’italien : Berretta 1987 ; Bozzone & Costa 1988 ; Dal Maso, 2009). Par ailleurs, on peut observer que ce qui semble être réellement analysé dans les études qui utilisent des moyens d’élicitation spécifiques, est la compétence métalinguistique de l’apprenant, sa conscience de la structure du mot, sa perception et sa capacité à réfléchir sur cette structure plutôt que sa compétence linguistique, c’est-à-dire sa capacité inconsciente et automatique de produire et de comprendre des mots morphologiquement complexes, dans un certain contexte et dans un certain but communicatif. Il est d’ailleurs intéressant d’observer que les performances des apprenants dans des tâches de production spontanée présentent une grande variabilité individuelle.


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