Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

À qui et à quoi servent les innovations ?

Bernard REY, Université Libre de Bruxelles, Belgique


Texte de la conférence inaugurale donnée par M. Bernard Rey au 1er Congrès international MÉTHODAL de Méthodologie de l’enseignement/apprentissage des langues : « Innover : pourquoi et comment ? » organisé à Nicosie du 22 au 25 septembre 2016.


INTRODUCTION

Au seuil d’un congrès consacré aux innovations dans le domaine de l’enseignement des langues, c’est la notion même d’innovation, quel qu’en soit le domaine, que nous voudrions interroger. Car, appuyées sur le développement des sciences et des techniques, les innovations sont omniprésentes dans notre société. Elles sont en outre hautement valorisées. Dire d’une personne, d’une équipe, d’une entreprise ou d’une institution qu’elle est « innovante », c’est la gratifier de la consécration suprême. La mention « Nouveau ! » répétée à l’infini sur les emballages de toutes sortes de produits est utilisée pour inciter à leur achat.
En première analyse, ce culte de la nouveauté peut paraître légitime. Car l’innovation se distingue de la simple adaptation au changement. Elle a un caractère intentionnel. Elle manifeste la volonté que peut avoir un individu ou une communauté de se déprendre du passé et des routines. Au premier abord, elle peut paraître signe de liberté.
Cependant, il faut noter aussitôt que cette valeur attribuée à ce qui est nouveau n’a pas toujours existé dans les sociétés humaines. Dans les sociétés anciennes, c’était souvent le respect de la tradition, garant du lien social, qui était la norme. Tout se passe comme si nos sociétés actuelles avaient substitué au temps autrefois vécu comme destructeur, l’idée d’un temps constructeur et propice à l’invention.
D’où des questions : Qu’est-ce que les innovations disent de nous ? Que changent-elles dans nos vies ? A qui sont-elles le plus utiles ? Et en quoi ? Mais avant d’en arriver là, il convient d’examiner comment se déroule le processus qui part d’une avancée scientifique et conduit par des cheminements divers à un objet innovant, une méthode innovante, une pratique innovante. Car le mot innovation désigne non seulement le produit, mais le processus qui y conduit.

1. La mécanique de l’innovation

On pourrait penser, à première vue, que la démarche d’innovation suit un chemin linéaire avec des étapes successives bien délimitées dans lesquelles interviennent des acteurs distincts : il y aurait d’abord une étape de découverte scientifique (qu’il s’agisse de sciences de la nature ou de sciences humaines et sociales) qui éclairerait des aspects de la réalité non encore connus ; puis dans une deuxième étape, de nature technologique, on appliquerait la découverte dans la construction d’un produit : un nouvel objet utile, un nouveau médicament, une nouvelle technique, une nouvelle méthode, une nouvelle pratique, etc. Enfin ce produit serait diffusé (notamment par voie commerciale) et adoptés par ses utilisateurs.
Or une des grandes idées défendues par Bruno Latour, sociologue des sciences et des techniques, est que les choses ne se passent pas du tout ainsi (Latour, 1987). En fait découverte scientifique, application technologique et conquête d’un marché sont des processus étroitement imbriqués les uns dans les autres et impossibles à distinguer.

Trouver des alliés

L’argumentation de Latour sur ce point s’appuie d’abord sur une critique de la prétendue pureté épistémologique de la science. Bien entendu, tout chercheur tente de faire apparaître des faits objectifs grâce à la mise en œuvre d’une méthode rigoureuse. Mais sur un même aspect de la réalité, des méthodes différentes vont faire émerger des faits différents, quoique également objectifs. D’où les controverses scientifiques. Or Latour fait remarquer que ce qui assure la supériorité d’une théorie sur une autre, d’un fait objectif sur un autre fait objectif, c’est finalement la reconnaissance par les autres. Cette intrusion de la reconnaissance sociale dans le succès d’une théorie scientifique joue à deux niveaux :
 D’abord un travail de recherche ne reçoit sa validation que s’il est approuvé par les autres scientifiques : il ne fera l’objet d’une publication dans une revue scientifique qu’après avoir été expertisé par des pairs. Cette pratique est sans doute la seule possible, mais elle a d’inévitables effets d’autorité. Un article paru dans la prestigieuse revue Nature vaut plus, aux yeux de la communauté scientifique, qu’un article paru dans une revue locale.
 D’autre part, pour conforter une théorie scientifique, l’approfondir, la défendre contre les objections ou critiques dont elle est l’objet, une équipe de chercheurs doit poursuivre le travail et pour cela il a besoin de financements. D’où la nécessité de trouver des « alliés » du côté des utilisateurs potentiels. Ceux-ci sont d’abord les professionnels, ceux qui vont tirer de la découverte scientifique des applications technologiques et qui peuvent financer la poursuite des recherches.

Traduire les buts du scientifique en buts du public

Cette recherche d’alliés et de soutiens potentiels exige de créer une zone d’intéressement commun. L’innovation ne réussit que si ses utilisateurs possibles y voient un intérêt correspondant à leurs propres préoccupations. Or la construction d’un intérêt commun entre innovateurs et usagers exige un processus de traduction : l’innovateur (spécialiste d’une science ou d’une technologie) doit montrer qu’il y a équivalence entre ce qui l’intéresse et ce qui intéresse les utilisateurs. Latour donne un bel exemple de ce processus de traduction dans une lettre de Pasteur à un ministre en charge du commerce extérieur en 1864. Pasteur y explique que pour améliorer la balance commerciale de la France, la vente de vins à l’Angleterre est essentielle. Or pour assurer cette vente, il faut améliorer la qualité des vins. Pour améliorer cette qualité, il convient de mieux connaître le processus de fermentation alcoolique. Pour connaître celle-ci, il faut étudier l’organisme vivant microscopique qui en est à l’origine. Et Pasteur conclue en demandant au ministre de lui attribuer la somme de 2500 Francs pour aller étudier cet organisme dans une région viticole. Par un jeu de micro-équivalences successives, il arrive à montrer que l’intérêt du ministre (développer le commerce avec l’Angleterre) est équivalent à son intérêt de chercheur (étudier un organisme vivant particulier).
Comme on peut le voir sur cet exemple, mais aussi sur beaucoup d’autres qu’évoque Latour, le processus qui conduit au succès d’une innovation passe par la capture d’un public intéressé et cela exige une traduction de buts scientifiques en buts qui sont ceux de ce public.
Ce que nous apportent les analyses de Latour sur le processus d’innovation scientifique et technologique, c’est que celle-ci ne fonctionne jamais en milieu fermé. Elle n’est pas le produit de l’inventeur ni du savant solitaire. Ce qu’elle perd ainsi en pureté paraît compensé par le fait qu’elle joue un rôle socialement unificateur : elle a besoin des utilisateurs ou consommateurs. Elle est le produit non pas seulement d’une créativité, mais aussi d’un jeu d’alliances. Elle ne réussit pas si elle n’est pas adoptée. Et elle n’est adoptée que si elle est utile aux acteurs sociaux ou à une partie d’entre eux. L’utilisateur intervient dans l’innovation. Cependant, comme nous allons le voir maintenant, cette implication de l’usager dans le processus d’innovation a un caractère ambigu.

2. L’innovation : au service de qui et de quoi ?
Créer de nouveaux besoins

En fait, le processus innovateur ne se contente pas de traduire des buts préexistant dans le public, mais consiste souvent à susciter de toute pièce de nouveaux buts. L’innovation crée alors de nouveaux besoins chez les utilisateurs, ou plutôt constitue des gens qui au départ ne demandent rien en une communauté d’utilisateurs. Par exemple (Latour, ibid.), en 1877, la photographie se pratique grace à des appareils lourds et des plaques photographiques de grandes dimensions. Seuls les professionnels font de la photographie. Pour se faire photographier, on va chez le photographe et personne, dans le grand public, n’a l’idée qu’il puisse faire des photographies par lui-même à titre privé. Or George Eastman se met alors à construire des appareils beaucoup plus réduits où il suffit d’appuyer sur le bouton ; il fonde la société Kodak et produit ainsi des appareils utilisables par n’importe qui. Cette innovation ne marche que parce qu’elle conduit à créer une nouvelle catégorie sociale, inexistante auparavant : les photographes amateurs. Autrement dit, une innovation ne se constitue comme telle que parce qu’elle engendre, dans le public, des besoins qu’ils n’avaient pas précédemment.
Non seulement les dispositifs innovants nous font ressentir des besoins que nous n’avions pas spontanément, mais ils viennent peupler notre quotidien, imposant leurs règles de fonctionnement. L’innovation est parfois encombrante : couteuse cognitivement, elle oblige nos facultés attentionnelles à se détacher de nos buts principaux. Par exemple, la nouvelle version d’un logiciel, tout en offrant de nouvelles fonctions dont nous n’avons pas nécessairement besoin, peut rendre caduques des automatismes gestuels et visuels dont nous nous étions dotés. Or ce sont ces automatismes acquis qui nous permettaient de focaliser notre attention sur ce qui pour nous était l’essentiel.

Des dispositifs et des objets qui dictent des conduites

Le processus d’innovation débouche évidemment sur des produits qui peuvent être des façons de faire (des méthodes), mais qui sont surtout des objets ou des dispositifs. Qu’on songe, par exemple, au chemin de fer, au téléphone, à l’automobile ou, plus près de nous, à l’ordinateur, aux logiciels, au téléphone portable, au GPS, aux réseaux sociaux sur internet, etc. On peut penser, à première vue, que tous ces objets sont des réalités inertes qui n’ont pas de volonté propre et n’ont donc des effets qu’à travers l’usage que les humains choisissent d’en faire.
Mais là encore Latour (1993) critique cette idée première et montre qu’il n’y a pas lieu de distinguer d’une part les êtres humains qui ont des intentions et des volontés et d’autre part les faits ou les objets qui n’en auraient pas. Pour lui, les faits ou les objets interviennent comme la volonté humaine dans les processus d’innovation, soit comme adjuvants, soit comme obstacles. Ils sont, tout comme les sujets humains, des « actants ». L’objet agit ; il est porteur d’une injonction silencieuse, mais bien réelle. Il oblige à faire des choses qu’on n’aurait pas faites et qu’on aurait faites différemment s’il n’existait pas. Ainsi, comme on l’a vu avec l’exemple des appareils Kodak, il suscite de nouveaux besoins.
Mais il arrive aussi que, tout en répondant à des besoins préexistants, l’objet innovant impose en même temps des normes ou des façons de faire, lesquelles n’apparaissent pas toujours au premier abord. Ainsi le boitier de vote électronique a trouvé récemment un usage dans le monde universitaire parce qu’il répond au besoin de rendre les étudiants plus actifs lors des cours dans les amphithéâtres à grands effectifs. Il permet au professeur de poser une question à laquelle chaque étudiant va pouvoir répondre instantanément. Mais en même temps, l’usage du boitier ne permet pas aux étudiants ni de poser eux-mêmes des questions ni de donner aux questions de l’enseignant des réponses longues et argumentées. Il permet de voir si les étudiants ont mémorisé une information, mais permet plus difficilement de s’assurer qu’ils ont compris un développement complexe. Utilisé systématiquement, l’objet risque de conduire à focaliser l’échange étudiants-professeur sur un type de connaissance épistémologiquement faible. L’objet impose des manières d’être et de penser.
Plus généralement, chacun peut mesurer aujourd’hui combien un dispositif comme la communication par courriel ou un objet comme le téléphone portable à la fois offrent des possibilités que nous n’avions pas antérieurement, mais en même temps nous contraignent à une obligation ininterrompue de communication avec autrui. Les objets et dispositifs innovants imposent des comportements et, en ce sens, sont porteurs d’injonctions impérieuses.
Or ces injonctions sont d’autant plus impérieuses qu’elles sont muettes. Ce ne sont pas des prescriptions ni des commandements émis par une personne. Elles tiennent seulement à ce que, du fait de la nature de l’objet ou du dispositif, des comportements sont rendus nécessaires. Autrement dit, elles se présentent non pas comme des ordres (auxquels il peut y avoir du sens à vouloir désobéir), mais comme des états de fait (auxquels il serait insensé de vouloir résister). Incarnée dans l’objet, la règle ne s’impose pas comme un devoir, lié à une valeur résultant d’un choix, mais comme l’acceptation nécessaire de la réalité. C’est une constante de l’exercice du pouvoir que de faire passer sa volonté comme l’expression de la nécessité des choses. Les innovations en sont souvent les instruments.
Même lorsque les innovations ne s’imposent pas d’une manière irrépressible au public, elles s’appuient sur une injonction collective à la nouveauté. Celui qui se dérobe à leur usage prend le risque d’être épinglé comme passéiste, hors jeu et hors course.

Innovation et progrès

Un autre aspect des innovations émerge des descriptions précédentes. L’innovation est le résultat d’un processus concurrentiel. Si le scientifique doit trouver des alliés pour faire valoir les faits qu’il a repérés et les modèles explicatifs qui y sont liés, c’est parce que, dès sa diffusion au sein de la communauté scientifique, sa théorie est toujours l’objet d’une concurrence avec d’autres théories. Les avancées scientifiques se nourrissent de controverses. Nous savons, depuis Popper (1973), qu’une théorie scientifique ne peut être déclarée vraie qu’en tant qu’elle a résisté, jusqu’à présent, aux objections empiriques et rationnelles qui lui ont été faites. Mais ce qui lui assure une relative pérennité, c’est qu’elle puisse servir de soubassement à une technologie. Et celle-ci à son tour ne s’imposera que si elle réussit à rassembler des utilisateurs potentiels.
Ainsi ce qui définit, en dernier ressort, la valeur d’une innovation scientifique et technique, c’est le marché. Elle doit trouver son public, dans un espace concurrentiel où d’autres innovations, au même moment, tentent de conquérir le leur.
Pour cette raison, la notion d’innovation est notablement différente de celle de progrès, même si les innovateurs prétendent souvent travailler dans le sens du progrès. Les deux notions se distinguent au moins sur trois points :
 Une innovation, nous l’avons vu, trouve son point de départ dans l’initiative d’un individu ou d’un groupe, tandis que le progrès émane d’une volonté collective et renvoie à l’aspiration d’une société toute entière.
 L’idée de progrès vise d’abord la promotion de valeurs (émancipation, liberté, justice, égale dignité de tous, égalité des droits et des possibilités sociales). L’innovation trouve son achèvement maximal dans la satisfaction des utilisateurs, quand elle ne se réduit pas à fournir à l’innovateur lui-même des gratifications symboliques ou matérielles. Le produit du processus d’innovation n’est pas choisi au terme d’un calcul rationnel en fonction de l’intérêt général. Mais comme nous l’avons vu, le succès d’une innovation est soumis aux lois du marché ; et ce qui fait sa valeur, c’est précisément sa supériorité dans ce cadre.
 Enfin L’innovation paraît l’objet d’une course sans fin. Toute innovation se condamne elle-même en tant que telle : car dès lors qu’elle est adoptée par le grand nombre, elle entre dans la catégorie du banal et elle cesse d’être innovante. En ce sens, innovation et progrès ne relèvent pas de la même temporalité. L’idée de progrès repose sur le postulat que l’état des choses ne se répétera pas indéfiniment, mais que des transformations peuvent s’opérer qui vont dans le sens de l’avènement de valeurs. En cela, croire au progrès c’est regarder vers l’avenir. Au contraire, l’innovation n’est pas commandée d’abord par une vision de l’avenir, mais par l’obsession de se distinguer du passé. Le nouveau ne se définit comme tel que par sa différence avec ce qui le précède. Pour le dire autrement, l’innovation ne se donne pas d’autre avenir que de s’écarter du passé et cela d’une manière répétitive. Car le « nouveau » n’a pas d’autre destin que de cesser de l’être au profit d’autres nouveautés dans une quête exaspérée sans fin ni finalité.

3. Les conditions d’une innovation émancipatrice

Ce que nous avons décrit jusque là, c’est un monde humain peuplé d’innovations (il y en a eu beaucoup durant les deux siècles qui nous précèdent) et par là de contraintes. Au moment de son surgissement, l’innovation élargit les possibles de ses utilisateurs. Par exemple, l’automobile, le train, le métro ont offert d’abord à leurs premiers usagers des possibilités de déplacement jusque là impensables. Mais une fois installées dans l’organisation sociale, ces possibilités deviennent des normes. Ainsi la possibilité ouverte par l’invention de la voiture et des transports en commun d’habiter à distance de son lieu de travail est devenue aujourd’hui, pour les habitants des grandes villes, la contrainte d’interminables temps de trajet quotidiens.
Faut-il en conclure que toute innovation est vouée à réduire la liberté ? N’y a-t-il pas la possibilité d’innovations qui, loin d’assigner le « consommateur » à des besoins et des normes imposées, lui ouvre de nouveaux champs de pouvoir ?

Les innovations secrètes de l’homme ordinaire

Dans cette perspective, on peut remarquer d’abord que chacun d’entre nous, dans les pratiques du quotidien, invente des manières d’agir qui ne sont nullement prévues par les dispositifs et les objets dont nous avons parlé jusqu’ici. Préparer à manger, faire sa toilette, s’habiller, prendre soin de la maison, s’occuper d’enfants, faire des achats, se maintenir en santé, se déplacer dans les villes, régler des problèmes administratifs, se livrer à des activités culturelles ou sportives sont, sans cesse, l’occasion d’inventer des manières de faire qui permettent de gagner du temps, de contourner des obstacles, d’éviter les conflits, de ruser avec des règles, de détourner un objet de son usage prévu, de donner un tour ludique à une routine, de tirer plaisir d’une action a priori strictement utilitaire.
Ainsi, l’école, enfermement obligatoire destiné aux apprentissages, devient pour les adolescents lieu de rencontre et de construction d’une socialité à l’écart du contrôle rapproché des adultes. Certains espaces urbains voués à la circulation deviennent lieux de troc et de commerces informels. La voiture, objet destiné à se déplacer, devient quand il le faut abri ou local pour travailler, manger ou dormir. Un bar peut se muer en lieu de réunion. Lorsque le besoin surgit, un vêtement devient oreiller. Un sourire ou une plaisanterie me permettra d’obtenir de l’agent d’une entreprise ou d’une administration une aide qu’il n’est pas dans sa fonction de m’allouer. Une station de métro devient lieu de rendez-vous. Un échange de services peut apaiser une querelle de voisinage. Dans l’espace labyrinthique des grandes villes, chacun se dote de repères et de circuits personnels. Etc.
Ce que les innovations formelles nous imposent, nous le détournons, nous en faisons un usage imprévu, personnel et souvent créatif. Michel de Certeau (1980) fait remarquer par exemple en quoi la lecture, loin d’être la soumission du lecteur au sens préétabli du texte, devient en fait, de sa part, un espace de « braconnage ». Certes, le livre, qu’il soit ouvrage de fiction ou d’idées, impose une succession règlée de multiples manières : succession des lettres, règlée par la morphologie ; succession des mots obéissant aux contraintes syntaxiques et lexicales ; succession des phrases réglées par les contraintes textuelles, celles des types de textes, des schémas narratifs ou des structures argumentatives. Mais face à cet ordonnancement complexe, chaque lecteur fait ce qu’il veut. Son regard, tour à tour, parcourt docilement la succession, saute des passages, balaye quelques paragraphes à la recherche d’un mot chargé pour lui d’intérêt ou d’émotions, revient en arrière, butine, etc. Chaque lecteur produit « son » texte. La consommation devient production.
Il en va de même, pour beaucoup de gens, dans la manière de regarder la télévision. Cette innovation du 20e siècle a bien, en première analyse, tous les caractères que nous avons signalés dans les deux premières sections : aux spectacles (théâtre, cinéma) pour lesquels il fallait se déplacer hors de chez soi, elle a substitué un spectacle à domicile et par là en a engendré le besoin quotidien. Elle porte au sein même du lieu intime qu’est le logis familial un ordonnancement réglé d’informations et de divertissements ; elle permet de faire adopter des orientations culturelles, idéologiques et (par la publicité) consommatoires par des millions de personnes. Mais en réalité, la pratique du téléspectateur se joue de cet ordonnancement prémédité : il choisit une émission, la quitte, y revient, il peut couper le son et faire de la télévision un simple décor d’images mouvantes à ses activités, il peut aussi zapper, butiner entre les chaînes. Ainsi, à côté de l’innovation formelle, socialisée et souvent institutionnalisée se déploie une multitude d’innovations « sauvages », propres à chacun, chargées d’inventivité.

L’inventivité sur le poste de travail

Or cette même inventivité se retrouve dans l’exercice du travail. A première vue, un poste de travail apparaît comme un espace étroitement contraint par l’organisation de l’entreprise et par les innovations technologiques qui ont été à la source du processus productif concerné. Mais les psychologues du travail ont, de longue date, fait le constat que l’opérateur d’un poste de travail effectue un aménagement personnel de sa tâche : il invente des tactiques pour économiser ses forces, simplifier les gestes, faire un usage personnel des outils, contourner les difficultés, surmonter l’inattendu, routiniser ce qui peut l’être, bousculer l’organisation temporelle des opérations, etc. Comme le fait remarquer Leplat (1997), une radicale distinction doit être établie, dans le travail, entre la tâche prescrite et l’activité du travailleur.

Stratégies et tactiques

Au travail comme dans la vie personnelle, cette « invention du quotidien » dont parle Michel de Certeau (1980) est l’occasion d’innovations multiples et sans cesse renouvelées. Mais celles-ci sont très différentes des innovations dont nous avons parlé dans les deux premières sections et notamment sur les points suivants :
 Elles ne recherchent pas la nouveauté pour elle-même. Elles sont plutôt orientées vers la recherche de la commodité ; mais celle-ci à son tour est commandée par une hiérarchisation implicite des actes de la vie : à quoi vaut-il la peine que je consacre beaucoup de temps, d’énergie et d’attention ? Qu’est-ce qui m’importe principalement dans mon existence ? Ce sont donc, en dernier ressort, des choix de valeurs et des orientations existentielles personnelles qui commandent ces innovations.
 Les innovations du quotidien sont silencieuses ; elles sont le plus souvent intimes et personnelles. Elles ne se propagent guère et quand elles le font, c’est horizontalement de pair à pair. Elles ne cherchent pas le prosélytisme, la publicité, la conquête du marché ni d’un public. Elles ne sont pas conquérantes.
 Cherchant à mieux définir le statut de ces inventions minuscules de la vie courante, Michel de Certeau (ibid.) les situent du côté des tactiques par opposition aux stratégies. Une stratégie consiste en un ensemble d’actions coordonnées, planifiées, conçues préalablement en fonction d’une théorisation portant sur le domaine en lequel les actions ont à se déployer. Elles sont généralement menées au sein d’une organisation (entreprise, administration, armée, État, etc.). Une tactique consiste en une action ponctuelle, non préméditée, non organisée en fonction d’une théorisation, mais tirant parti d’une circonstance particulière ou d’une occasion. La tactique n’est généralement pas le fait d’une organisation, mais plutôt d’un individu ou d’un groupe informel.

Les innovations dont nous avons parlé au début et qui arrivent à structurer les pratiques de millions de personnes relèvent plutôt de stratégies : une théorisation scientifique ou technologique est à leur origine. Celle-ci se redouble généralement d’une seconde théorisation propre à la « recherche d’alliés », c’est-à-dire la conquête systématique d’un public d’utilisateurs dont on a modelé les besoins.
À l’opposé, les innovations du quotidien sont des tactiques : elles ne sont pas préméditées, ni organisées en fonction d’une théorie globale. Elles tentent plutôt de tirer un profit inattendu de circonstances dont la source leur est extérieure. Elles n’ont pas de lieu propre. Le lieu qui fait surgir ces circonstances, c’est celui qui est organisé et planifié par les stratégies. La tactique consiste pour l’individu, grâce à des ruses, des détournements et des bricolages à trouver des aménagements intéressants à partir de circonstances qu’engendrent les stratégies. Ces circonstances deviennent ainsi, pour le tacticien, des occasions.

CONCLUSION

Il ne fait pas de doute que toute innovation implique un effort pour se libérer de la manière ordinaire de se représenter la réalité et, par là, constitue un acte de créativité. C’est le cas bien sûr de l’innovation scientifique ou technologique. Mais Latour nous alerte sur le fait qu’une telle innovation ne se constitue véritablement que si elle est perçue comme telle par les autres, les pairs de la communauté scientifiques, mais surtout les utilisateurs potentiels. D’où un processus inévitable de conquête du public, sans lequel l’innovation tomberait rapidement dans l’oubli.
C’est ainsi que notre univers de vie est peuplé d’innombrables objets et dispositifs, produits d’innovations passées, à l’usage desquels nous ne pouvons échapper parce qu’ils structurent nos comportements et sont devenus la norme. L’impérieuse domination qu’ils nous imposent se présente comme sans dominateur et prend l’allure d’une incoercible nécessité. Dans cette acception, l’innovation se distingue radicalement du progrès. Là où ce dernier est aspiration à des valeurs, l’innovation n’indique que le souci de se démarquer du passé et se trouve vouée à créer sans cesse de la nouveauté qui, à peine promue, est menacée d’obsolescence.
Mais d’autres innovations existent qui ne donnent pas lieu à assujettissement. Nous inventons notre quotidien. Au prix de ruses, de détournement et de bricolages, nous nous accommodons du monde tel qu’il est, en prenant les objets et dispositifs que développent les grandes stratégies innovatrices comme des occasions pour parvenir à nos fins. Ces tactiques minuscules constituent autant d’innovations secrètes que chacun développe dans sa vie personnelle comme au travail. Elles ne sont pas toujours, comme on le prétend parfois, résistance au changement, mais résistance à la domination.
Ne pourrait-on alors envisager des innovations stratégiques, de celles qui ont un caractère public, mais qui, loin d’encombrer nos vies, augmenterait notre pouvoir sur les choses et les situations ? Ne peut-on imaginer une innovation qui donne du pouvoir à celui qui la reçoit, et non pas seulement à celui qui la crée ou l’exploite ? Ce serait une innovation attachée à créer non pas de nouveaux objets ou de nouveaux comportements imposés, mais de nouveaux outils de critique du passé ; non pas des objets déjà créés, mais des moyens de créer.


Références bibliographiques

Références bibliographiques
De Certeau, M. (1980). L’invention du quotidien : Arts de faire. Paris : Union Générale d’Éditions.
Latour, B. (1987). Science in action. Cambridge (Massachussets) : Harvard University Press.
Latour, B. (1993). La clef de Berlin et autres leçons d’un amateur de sciences. Paris : La Découverte.
Leplat, J. (1997). Regards sur l’activité. Paris : PUF.
Popper, K. (1973). La logique de la découverte scientifique. Paris, Payot.