Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

Le sens tactile dans l’initiation à une langue vivante à l’école maternelle

Marie POTAPUSHKINA DELFOSSE, Université de Rouen, ESPE, France


Résumé
Cet article présente une recherche action menée dans une école maternelle, en France (Hauts-de-Seine), afin d’expérimenter une approche multisensorielle d’enseignement/ apprentissage des langues. L’accent est mis sur la composante tactile du dispositif didactique et le rôle qu’elle joue dans le développement des compétences langagières (lexicale, phonologique) et transdisciplinaires (littéracie émotionnelle, communication).


Abstract
This paper presents an action research conducted in a pre-primary school, in France (Hauts-de-Seine), in order to experiment a multisensory approach to early language learning with a strong tactile component that plays an important role in developing linguistic abilities (lexical, phonological) as well as transdisciplinary skills (emotional literacy, communication).


1. Introduction : le toucher et la pédagogie

Le sens tactile attire l’attention de pédagogues notamment lorsqu’il s’agit de l’éducation d’enfants à besoins spécifiques : dans le cadre de dispositifs visant à pallier les déficiences sensorielles, l’usage renforcé du toucher, associé à l’ouïe, vient se substituer à la vue pour un non-voyant ; le recours au toucher, couplé à la vision, permet à un non-entendant de combler l’absence d’audition auriculaire [1]. Dans de rares situations de surdicécité, le toucher se révèle salvateur, comme dans le cas de Marie Heurtin qui apprit à comprendre le langage verbal, à lire, à écrire et même à parler en suivant la méthode basée uniquement sur le sens tactile, élaborée par les éducatrices de génie de l’institution de Larnay [2]. Quant aux jeunes apprenants « ordinaires », ils acquièrent avec plus d’aisance les compétences de lecture et d’écriture ainsi que les notions de base en géométrie lorsque les enseignements dont ils bénéficient incluent l’exploration tactile des objets étudiés (Gentaz, 2009).
Le toucher pourrait-il faciliter l’apprentissage de l’oralité des langues étrangères par de très jeunes élèves débutants ? Pour tenter de répondre à cette question, j’ai mis en œuvre, en janvier-février 2018, un projet de recherche action dont l’objectif pédagogique consistait à initier deux groupes d’élèves de grande section (45 enfants de cinq ans) à la langue anglaise au travers d’un dispositif multisensoriel où un rôle particulier a été accordé au toucher. Le corpus vidéo de productions finales des élèves a été analysé afin de vérifier l’hypothèse suivante : le recours au toucher favorise la prise de parole, sert d’aide mnésique et accompagne l’effort articulatoire.

2. Cadre théorique : les caractéristiques tactiles des actions et des sens

L’homme est agi par la réalité et agit sur elle - telle est l’essence de la vie humaine selon l’anthropologie de Marcel Jousse (1974/2008) dont l’intuition a été confirmée par les neurobiologistes qui voient dans la boucle perception-action la base des processus cognitifs (Varela, 1993). Toute action implique le toucher. Nous percevons en termes de toucher l’ensemble des actions effectuées ou subies, même quand elles n’entraînent pas de contact physique apparent entre l’agissant et l’agi. Par exemple, notre discours touche à un sujet, une œuvre d’art que nous observons nous touche, nous trouvons touchante une marque d’attention venant d’autrui, etc. Il s’agit bien plus que de figures de style (Johnson, Lakoff, 1980) - ces métaphores que nous employons couramment en disent long sur la tangibilité de notre rapport au monde. En effet, l’être humain possède une sensibilité tactile dès le début de la vie utérine. La succion et l’agrippement, premiers réflexes qui apparaissent chez le nouveau-né (Gentaz, 2009, p. 11-12), induisent une perception haptique (à la fois tactile et kinesthésique) qui résulte du mouvement exploratoire d’une partie du corps, le plus souvent de la main, entrant en contact avec des objets (Ibid., p. 2).
Certes, quand on analyse les comportements d’un individu possédant l’ensemble des capacités sensorielles, il est difficile d’étudier séparément l’apport de chaque sens : notre monde est multimodal et, par conséquent, nécessite un traitement sensoriel multimodal supposant « l’intégration d’informations issues de l’audition, de la vision, de la sensibilité somesthésique » (Hatwell, Steri, Gentaz, 2000, p. 9). Cependant, dans des cas précis où s’impose l’unimodalité, l’homme choisit rarement le toucher en optant, dans la majorité des situations, pour la vue, « plus riche et économique » (Ibid., p. 81). Or, même si le toucher, considéré isolément, manque de performance, c’est bien lui, le plus archaïque, qui est intégré dans tous les autres sens pour en constituer le substrat. Ainsi, le goût et l’odorat sont intrinsèquement tactiles : les cellules gustatives de notre langue ne voient leurs récepteurs s’activer qu’à partir du moment où la langue touche l’aliment ; les molécules odorantes ne peuvent être captées par les récepteurs olfactifs sans qu’elles ne touchent le fond de la cavité nasale. Concernant l’ouïe et la vue, le sens tactile y est présent aussi : le tympan est touché et mis en vibration par des ondes sonores, l’œil est touché par des rayons lumineux.
Si le toucher sous-tend notre globalité sensorielle, il constitue également un des soubassements du langage. Selon la théorie joussienne (1974/2008), l’expression verbale n’est qu’un dérivé de l’expression manuelle (Manuélage) qui est, à son tour, la forme concentrée du Corporage. Ce langage originel anime l’être dans sa globalité corporelle à l’instar du toucher, « notre sens le plus important par son étendue » (Field, 2003, p. 24). Jousse invite les éducateurs à mettre les enfants en contact des choses (sans faire abstraction de la dimension tactile du contact) avant de les plonger dans l’intelligence livresque, les baigner dans le concrétisme de la réalité mouvante avant de leur apprendre à figer et à théoriser le monde en le divisant en concepts. Il partage la vision de Merleau-Ponty pour qui le langage « est d’abord un événement qui saisit (le) corps » (1945/2013, p. 282). Le dispositif expérimental qui fait l’objet de cet article a été construit de manière à ce que la langue anglaise devienne un tel événement pour les élèves.

3. Cadre didactique : trois types de toucher au service de l’apprentissage d’une langue

Pendant cinq semaines, deux groupes de 23 et de 22 élèves ont participé au projet d’initiation à la langue anglaise avec pour trame narrative deux contes du recueil Just So Stories de Kipling (1912) : How the Whale Got His Throat (La Baleine et son gosier) et The Sing-Song of Old Man Kangaroo (La complainte du petit père Kangourou). Les textes avaient été adaptés au préalable, par mes soins, aux besoins des élèves débutants, ce qui supposait une simplification lexicale ainsi qu’une mise en avant des rimes, des allitérations, des répétitions. Chaque groupe a bénéficié de sept séances d’apprentissage d’une heure environ et d’une séance de mise en commun qui a réuni les deux groupes. Toutes les séances, excepté la dernière, se déroulaient selon le même modèle, en plusieurs étapes dont chacune impliquait la pratique d’un type de toucher précis.

3.1. Le toucher affectif

Le scénario proposé aux enfants était le suivant - dès notre première rencontre, leur a été présenté Little Elephant, marionnette en peluche, que je m’employais à animer :

Little Elephant ne sait pas parler français. Il ne s’exprime qu’en anglais. Il aime par-dessus tout raconter des histoires et il voudrait partager ses histoires préférées avec vous, non seulement en vous les contant mais aussi en vous apprenant à les conter, dans sa langue bien sûr !

En voyant Little Elephant pour la première fois, plusieurs enfants se sont exclamés : « Un doudou ! » Rappelons que l’objet transitionnel, appelé ainsi en France, accompagne de très nombreux enfants dès les premiers mois de vie jusqu’à l’âge de 5-6 ans et remplit deux fonctions principales :
 il apaise son propriétaire lors de l’endormissement – en entrant dans le monde onirique, parfois peuplé de visions inquiétantes, l’enfant se blottit contre son compagnon ; la sensation familière que procure le fait de toucher le « doudou » garantit le lien avec le monde réel et attribue ainsi un aspect fictionnel aux fantômes du sommeil ;
 le « doudou » rassure son propriétaire quand celui-ci quitte son milieu habituel pour accéder à un environnement méconnu ; le passage entre son « chez soi » et l’extérieur se fait alors en douceur, le premier se greffant au second par le biais du contact corporel que l’enfant maintient avec le « doudou ».
Malgré le fait que Little Elephant n’appartenait à aucun des enfants en particulier, chacun a su établir une relation intime avec lui. La marionnette à gaine est « un volume habité d’un creux, une enveloppe à partir d’un vide » (Le Maléfan, 2002, p. 112) que l’enfant remplit virtuellement, selon son imagination. Contrairement à un « doudou » classique, Little Elephant ne venait pas de l’intérieur (foyer familial) pour sécuriser son détenteur sur la voie vers l’extérieur (monde social) : il était lui-même issu de cet extérieur et destiné à y accueillir les enfants. Au début de chaque séance, il les attendait à la porte de la grande salle où nous avions l’habitude de nous retrouver, pour les saluer, en anglais, au fur et à mesure qu’ils y entraient, en nommant chacun par son prénom ; de même, à la fin de la séance, il accordait un peu de son attention à chacun. Ces courts moments individualisés étaient hautement appréciés. Certains enfants, dès les premières rencontres, ont commencé à échanger avec Little Elephant en anglais, sans être gênés par la modestie de leur bagage langagier ; d’autres ont mis plus de temps à se lancer dans la production verbale. Or, tous, des plus timides aux plus extravertis, ressentaient le besoin de communiquer avec lui tactilement : on lui prenait discrètement la patte, tirait légèrement la trompe ou l’oreille, on le caressait, on l’embrassait tendrement, on l’enlaçait avec force… Le toucher transformait un morceau de tissu en être vivant aimé. La langue nouvelle qui, de par son étrangeté sonore et son opacité sémantique, aurait pu susciter des réticences, était perçue comme la langue d’un ami, la langue que l’on souhaite maîtriser pour se lier à ce dernier davantage. Dans ce contexte où le toucher affectif déclenchait un élan cognitif, Little Elephant est devenu l’incarnation de la Langue : il a été à la fois universel (commun à tous), comme elle, et personnel à chacun (chaque enfant en a fait l’ami dont il avait besoin, de la même manière que tout locuteur adapte la langue à sa personnalité).

3.2. Le toucher rythmo-mimique

Selon Jousse (1974/2008), l’enfant découvre le monde qui l’entoure par rythmo-mimisme : il saisit et rejoue les caractéristiques kinesthésiques saillantes (mimèmes) des êtres et des phénomènes rencontrés en empruntant le rythme qui leur est propre. Cette manière profondément corporelle de connaître est conservée par l’homme tout au long de la vie, bien que la mimêsis adulte soit moins visible que celle enfantine. Gallese et Goldman (1998) montrent que, en vertu du mécanisme de résonance kinesthésique, assuré par les neurones miroirs, tout observateur opère une réplication motrice automatique des mouvements effectués par l’individu observé, ce qui lui permet de comprendre la signification des actions d’autrui directement, sans médiation réflexive explicite (Gallese, Keysers, Rizzolatti, 2004). Le mimisme, pour reprendre la terminologie joussienne, est indissociable du rythme car chaque action susceptible d’être mimée/simulée possède une forme rythmique particulière. L’accordage rythmique est d’ailleurs le premier mécanisme utilisé par le nourrisson pour se connecter à sa mère puis à l’environnement proche et reste la base de notre intersubjectivité jusqu’à la fin de la vie (Petitmengin, 2010). Dans le langage verbal, le rythme permet de saisir le sens global de l’énoncé de manière pré-consciente, en amont du traitement intelligé des mots employés (Bergson, 1934/2014, p. 129).
Lors de chacune des séances, afin de découvrir, comprendre et apprendre une nouvelle partie de l’histoire, nous avons eu recours à l’outil que je propose d’appeler le schéma rythmo-mimique : il s’agit d’un enchaînement de gestes qui jouent un rôle double - sémantique et phonologique. Chaque geste permet de mimer l’élément concerné de la trame tout en guidant la prononciation sur les plans phonétique et prosodique. Par exemple, au mot « sea » correspond un geste manuel qui figure une immense étendue de la mer et accompagne la prononciation de la voyelle longue [i :]. L’injonction « swim, swim, swim » est représentée par trois gestes manuels énergiques rappelant une nage rapide et accompagnant l’effort relatif à la production de la voyelle brève [ı]. L’oreille enfantine, déjà habillée de filtres qui empêchent d’entendre les sonorités autres que celles appartenant aux langues familières, n’est plus seule face à la rencontre avec une nouvelle langue. Elle est soutenue par le corps, dans son intégralité, qui touche le sol (sauts, marche, tapes), qui se touche (percussions corporelles), qui touche les autres (contact avec les pairs). Ces mouvements effectués collectivement, simultanément à la prononciation du texte en chœur, créent un paysage vibratoire qui complète l’écoute auriculaire par l’écoute solidienne : un tel environnement est propice à la familiarisation avec une langue qui constitue, avant tout, « une matrice vibratoire » (Aden, Aden, 2017, p. 144). L’appareil laryngo-bucal déjà façonné par la langue dominante se laisse rééduquer quand le corps entier se fait porteur des sons à reproduire.
Après la phase collective, les élèves sont invités à pratiquer individuellement le schéma rythmo-mimique sous forme de dessin en choisissant le matériel de leur préférence : papier et crayon, feutre et ardoise en plastique, barquette remplie de semoule dans laquelle on dessine au doigt. La production langagière correspondante est cette fois-ci guidée par la main et non par l’ensemble du corps, les sensations tactiles facilitantes variant en fonction du matériel choisi. Dans le scénario pédagogique, le modèle de la transposition picturale du schéma rythmo-mimique est donné par Little Elephant ; c’est lui qui dessine ainsi l’extrait du texte concerné, avec sa trompe sur du sable. Les enfants sont motivés par l’idée de dessiner et de parler à la manière de Little Elephant. Il s’agit du moment clé de la phase appropriative où l’enfant s’identifie au personnage - étape nécessaire de l’oubli de soi dans l’apprentissage d’une langue. Le dessin personnel, projectif, donnant libre cours à l’imagination, a également toute sa place dans le dispositif. Il constitue la dernière phase de chacune des séances, au cours de laquelle il est proposé aux élèves de dessiner la partie du conte travaillée à leur façon ou encore d’imaginer et de dessiner ce qui pourrait compléter les zones obscures du texte : comment vivra le marin une fois sorti du ventre de la baleine [3] (Le gosier de la baleine) ; quand et pourquoi le kangourou apprendra-t-il à aimer ses longues jambes [4] (La complainte du petit père Kangourou) ? Après s’être fait toucher par le texte et son rythme (segment perceptif de la boucle cognitive), l’enfant (re)touche ce texte, le modèle selon ses espoirs et son goût (segment actionnel de la boucle cognitive).

3.3. Le toucher ludique

La forme la plus répandue de l’usage de la langue est le dialogue. Le dialogue enfantin par excellence est le jeu. Etre capable de jouer à plusieurs est la condition sine qua non de la socialisation, le toucher y étant imbriqué comme « le sens le plus social » (Field, 2003, p. 36). En étudiant les jeux traditionnels, j’ai pu en identifier deux catégories où le toucher occupe une place particulièrement importante. La première est celle où il est déclencheur de changements, comme lorsqu’on joue « à chat » : quand un enfant est touché par le « chat », il s’immobilise, quand il est touché par quelqu’un d’autre il est délivré. Figeant ou libérateur, le toucher est ici créateur de la trame, cause des événements. Dans la deuxième catégorie, il s’agit de suppléer la vue par le toucher : les enfants n’ont-ils pas inventé cette modalité puisque, à leur stade de développement psychomoteur (jusqu’à l’âge de 5 ans environ), « la vision n’est pas dominante sur les perceptions proprioceptives » (Gentaz, 2009, p. 35) ? L’exemple le plus courant est le jeu de colin-maillard où l’enfant aux yeux bandés essaie de toucher les autres participants et de les reconnaître. A l’inverse de la catégorie précédente qui met en avant l’aspect actif du toucher, la présente catégorie en exploite plutôt l’aspect perceptif.
Au cours de chaque séance, pour activer le matériau langagier introduit à l’aide du schéma rythmo-mimique, je proposais aux élèves un jeu à dimension tactile active ou perceptive, inspiré par la trame de l’histoire et nécessitant la répétition très fréquente des structures qui commençaient à être apprises et devaient être manipulées intensément en vue d’un ancrage mnésique solide. Voici, par exemple, un jeu sollicitant le toucher actif, basé sur la trame du conte La complainte du petit père Kangourou. Un enfant est désigné comme étant le Kangourou. Il sort de la salle pour que, en son absence, l’adulte nomme quelques Petits Magiciens [5]. Quand il revient, tout le monde se met à courir. Dès qu’il touche un camarade, il adresse à ce dernier la demande « make me different from all the animals ». Si l’enfant touché fait partie du groupe de Petits Magiciens, il répond « Yes ! » et devient le Kangourou à son tour. Dans le cas inverse, la réponse est « No ! » Chaque fois qu’un nouveau joueur prend le rôle du Kangourou, il sort de la salle de classe pendant le temps où l’enfant qui vient de quitter ce rôle nomme de nouveaux Petits Magiciens.
Penchons-nous à présent sur l’exemple d’un jeu qui exploite le toucher perceptif. Les enfants y sont invités à créer les images corporelles (« statues ») du Petit Magicien (Little Wizard), du Magicien Moyen (Medium Wizard) et du Grand Magicien (Big Wizard). Avant de commencer, on instaure une convention : par exemple, les Grands Magiciens seront représentés par des groupes de trois enfants, les Moyens - par des groupes de deux et les Petits - par un enfant seul. Quand les « statues » sont prêtes, on fait entrer le Kangourou dont les yeux sont bandés. Sécurisé par l’adulte, il se déplace dans la salle, touche les « statues » et essaie de deviner de quel magicien il s’agit en formulant son hypothèse en anglais sous forme de question (« Is it a Big/Medium/Little Wizard ? ») Quand l’hypothèse émise correspond à la réalité, les joueurs faisant partie de la « statue » dévoilée répondent « Yes, it is » et un parmi eux devient le Kangourou.
Les deux catégories de jeux, présentées ci-dessus, font appel au sens haptique : la main du joueur qui pratique le toucher, est mobile. Pour compléter la palette sensorielle explorée, j’ai également introduit un jeu mettant en œuvre le sens cutané : les parties du corps du joueur, sollicitées pour une reconnaissance tactile, sont touchées par autrui et restent immobiles. Sur la main ou le dos d’un élève dont les yeux sont fermés, un autre élève dessine un des schémas rythmo-mimiques familiers sans le mettre en mots. Au premier élève d’en retrouver la forme verbale. Ce jeu, au début appréhendé par certains, a finalement été adopté par tous. Il a contribué à développer la confiance en soi et en autrui, si importante dans l’aventure d’apprentissage des langues.

4. Résultats de l’analyse du corpus vidéo : le toucher dans les productions finales

À l’issue des séances d’apprentissage et de mise en commun, chaque élève a conté l’histoire apprise. L’ensemble des récits a été filmé et analysé afin d’évaluer la qualité lexicale et phonologique des productions ainsi que de définir leurs spécificités gestuelles et tactiles [6]. Tous les 45 élèves ayant pris part au projet, ont réalisé une production finale. Un seul élève n’a pas réussi à produire de discours en anglais mais a fait preuve de compréhension/(re)connaissance du texte en accompagnant le récit d’un camarade d’éléments visuels illustrateurs. Un élève n’a produit, en anglais, que les onomatopées apprises tout en tenant à expliciter, en français, les éléments clés du texte. Trois élèves n’ont pas pu restituer le récit de manière autonome mais se sont engagés dans l’exercice de narration en bénéficiant de l’étayage fourni par l’adulte (l’adulte commence une phrase - l’enfant la termine, l’adulte prononce les mots manquants - l’enfant les répète). Ces résultats ne relèvent point d’un échec ; il s’agit plutôt d’une réussite en termes de développement de compétences langagières générales pour ce petit groupe caractérisé par les enseignantes comme ayant des difficultés de langage (expression en français rare et très concise, difficulté de compréhension de textes et de consignes).
21 élèves ont reproduit le texte partiellement en comblant les lacunes verbales par d’autres moyens d’expression (utilisation du mime, de supports visuels). Parmi ces 21 productions, 14 comportent peu de lacunes (moins de trois éléments sémantiques non exprimés verbalement). Enfin, 19 élèves ont reproduit le texte intégralement. Quel que soit le degré de réussite lexicale (restitution du texte complète ou non), la qualité phonologique des productions est très satisfaisante : les phonèmes et les phénomènes accentuels spécifiquement anglais, absents en français (diphtongues, voyelles courtes/longues, accentuation d’une autre syllabe que la dernière à l’intérieur d’un mot, etc.) qui ont été travaillés à l’aide de la gestuelle rythmo-mimique, sont maîtrisés par la grande majorité des élèves.
Afin que les enfants puissent conter l’histoire, je les accueillais par deux dans la salle où s’étaient tenues toutes nos rencontres précédentes. Ils pouvaient choisir les modalités qui leur convenaient pour réaliser le récit : à leur disposition ont été mises les images cartonnées des personnages, des objets et des lieux issus des histoires, que j’avais utilisées, lors de chaque séance, pour présenter une nouvelle partie du conte, ainsi que les images séquentielles introduites au cours des dernières séances pour visualiser l’intégralité de la trame ; les élèves pouvaient également investir l’espace de la salle, dans lequel ils avaient l’habitude d’évoluer au cours de l’apprentissage. La plupart des élèves (33 sur 45) ont choisi de se servir des images cartonnées des personnages, des objets et des lieux, cette option induisant une implication tactile de taille. Les élèves concernés faisaient habituellement précéder l’exercice narratif par la préparation de l’espace, en posant les images-lieux et les images-objets sur le sol de manière à pouvoir se déplacer entre elles dans l’ordre voulu par la trame. Ensuite, pour mener à bien le récit, ils manipulaient les images-personnages dont émanait la parole, ce qui exigeait une habilité importante, à la fois motrice et mentale. Le besoin de toucher les images semble relever de la nécessité de s’identifier aux personnages dont les élèves prononcent les paroles et/ou réalisent les actions. Cette approche tactile identificatoire réunit les trois types de toucher exploités dans le dispositif didactique. L’élément ludique qui se rapporte ici au jeu théâtral, est essentiel : prendre dans ses mains l’image de tel ou tel personnage permet à l’enfant de s’y projeter et légitime la prise de parole (ce n’est plus l’enfant qui parle mais le personnage qu’il a en quelque sorte « revêtu », en s’emparant de son image). Le toucher identificatoire présente également une coloration affective : par le biais d’intonations qui animent leur discours et de mouvements qui accompagnent la manipulation des images, les élèves font preuve d’un engagement émotionnel. Nombreux sont ceux (26 sur les 33 ayant privilégié cette modalité du récit) qui, au moment culminant de l’histoire, ne se contentent plus de manipuler les images-personnages mais font appel à l’intégralité de leurs corps pour revivre les actions conduisant au dénouement des histoires (les actions de courir, sauter, couper effectuées par le marin dans La baleine et son gosier, celles de marcher à travers les herbes, la boue, puis de sauter dans l’eau, réalisées par le kangourou dans La complainte du petit père Kangourou). Certains se dépensent au point de s’essouffler pour approcher l’état physique et émotionnel du personnage incarné. Le toucher identificatoire pratiqué par la plupart des élèves comprend des éléments rythmo-mimiques. Ainsi, à l’aide de l’image manipulée, plusieurs enfants frappent le rythme de la parole, ce qui visiblement facilite la production verbale. Les schémas rythmo-mimiques, dans leurs versions didactiques, sont repris lorsque la mémoire des éléments verbaux est encore fragile et demande un soutien corporel.
Parmi les 12 élèves qui n’ont pas opté pour la modalité tactile identificatoire du récit, 9 ont choisi de suivre les images séquentielles. Deux parmi eux sont des élèves très avancés dans l’acquisition de la lecture, de l’écriture et dans la maîtrise de concepts abstraits en général. La composante tactile n’a toutefois pas été absente dans leurs productions. Le premier élève a pratiqué le toucher-pointage en montrant du doigt les personnages en action à différents moments du récit. Le second éprouvait le besoin de prendre les images dans ses mains, l’une après l’autre, au fil du récit, et de les présenter à Little Elephant - son auditeur imaginaire. Les deux ont procédé à la réalisation globalement corporelle des parties culminantes des histoires. Trois parmi ceux qui ont opté pour les images séquentielles, ont utilisé celles-ci comme guide visuel : ils se déplaçaient d’une image à l’autre à mesure qu’ils contaient l’histoire, tout en procédant au toucher rythmo-mimique, dans la version didactique de celui-ci pour l’un et dans une forme plus personnalisée pour deux autres. Quatre derniers élèves qui ont choisi de se servir des images séquentielles, sont ceux dont les productions ont été les plus pauvres sur les plans verbal et tactile : deux de ces élèves ont gardé, la plupart du temps, leurs mains immobiles ; les deux autres ont eu recours au sens tactile mais uniquement de façon auto-centrée (ils touchaient leurs vêtements, visage, cheveux…)
Enfin, trois élèves n’ont pas du tout utilisé de supports visuels mais seulement leur corps comme moyen de déclenchement de la parole et d’illustration des événements relatés. Leurs récits kinesthésiques extrêmement complexes, précis et dépensiers en termes d’énergie physique leur ont permis de produire des récits verbaux complets et phonologiquement justes. Deux de ces élèves ont réutilisé les schémas rythmo-mimiques proposés lors de l’apprentissage en amplifiant leurs éléments tactiles (toucher du corps et/ou du sol en rythme). Le troisième élève n’a pas repris les schémas rythmo-mimiques mais a « chorégraphié » le récit à sa façon, avec de nombreux éléments tactiles : sauts, balancements, frappes dans le rythme de la parole. Deux de ces trois enfants décrits par les enseignantes comme étant en difficulté scolaire (problèmes de concentration, de conceptualisation, de mémoire) ont surpris l’équipe pédagogique de l’école par la qualité de leurs productions. Le troisième est, au contraire, un élève très performant, extrêmement « scolaire » : discipliné, concentré, patient. Au début du projet, il n’appréciait pas le fait de ne pas être assis, de ne pas écrire (de ne pas « travailler », comme il disait) mais a progressivement adopté son corps mouvant comme outil d’apprentissage.
Après avoir présenté le récit individuellement, la plupart des binômes (rappelons que les enfants venaient me rencontrer par deux) ont exprimé le souhait de rejouer l’histoire ensemble. Ils répartissaient alors les rôles et se lançaient dans une production coopérative. Les fonctions du toucher, mentionnées ci-dessus réapparaissant, s’y ajoutait la fonction communicative exploitée jusque-là uniquement dans la relation avec la marionnette. Lorsqu’un élève se trompait ou avait des doutes, son binôme l’aidait, dans la plupart des cas, sans rien dire, tactilement : par exemple, prendre son partenaire hésitant par la main et le conduire vers la « bonne » image, lui toucher l’épaule pour attirer son regard puis effectuer devant lui un schéma rythmo-mimique afin de lui rappeler les paroles oubliées. Le silence était ainsi conservé par respect pour l’auditeur imaginaire (Little Eléphant n’a pas besoin d’entendre ce qui n’est pas en rapport direct avec le conte), pour le conte (le texte ne doit pas être « gâché » par des injonctions comme « ce n’est pas ça », « il faut que tu prennes cette image-là »), pour le camarade dont les erreurs passeront inaperçues aux yeux du public si elles sont corrigées discrètement, avec tact.
Après avoir filmé les élèves, je leur rendais leurs différents dessins qu’ils avaient réalisés tout au long du projet. Heureux de les retrouver, les enfants les étalaient par terre et prenaient plaisir à les commenter. Quand ils redécouvraient leurs dessins relatifs aux transpositions picturales des schémas rythmo-mimiques, ils passaient le doigt sur les lignes pour retrouver les parties correspondantes du texte. Même les élèves qui n’avaient plus besoin de schémas rythmo-mimiques pour restituer les parties du texte concernées pendant la narration filmée, faisaient appel au toucher digital pour « traduire » les tracés picturaux en langage oral.
Pour leur ami Little Eléphant, tous les élèves ont enregistré « quelques mots doux » dont la dimension tactile est apparente. J’omets les clichés comme « je te fais des câlins », « je te fais plein de bisous » mais note des productions créatives dont voici quelques exemples représentatifs :

quand tu reviendras, je te montrerai ma boîte à trésors et je te ferai toucher mon plus beau coquillage (partage par le toucher comme symbole d’une grande amitié) ;
si tu viens chez moi, tu pourras toucher à tout ce qu’il y a dans ma chambre, je vais te prêter tous mes jouets même les jouets que je n’ai pas encore (autorisation à toucher/acceptation de prêter tous ses biens comme signe de confiance) ;
tu vois, là-bas, c’est mon immeuble, mon appartement est au premier étage, je laisserai ma chaussure devant la porte ; t’es trop petit pour sonner, mais si tu frappes avec ta trompe, je viendrai t’ouvrir, je saurai que c’est toi (rythme du toucher comme signe reconnaissable d’un ami) ;
j’espère que tu vas bien et que t’as quelqu’un de gentil pour te tenir (l’auteur de ce message se demande si une personne de confiance a pu me remplacer pour permettre à Little Elephant, marionnette à gaine, de tenir debout - le toucher est ici un élément qui assure un équilibre physique, voire la vitalité du personnage).

Certains enfants ont dessiné pour Little Eléphant ce qu’ils feraient avec lui s’il venait passer une journée chez eux. La dimension tactile est très présente dans les activités imaginées : se donner la main pour marcher dans la rue, construire ensemble un dromadaire en lego, partager une galette des rois, aller ensemble dans l’espace pour toucher des étoiles…

5. Conclusion

Les résultats de l’analyse des productions finales permettent de valider les trois éléments de l’hypothèse :
 le recours au toucher favorise la prise de parole (on observe la tendance suivante : plus le toucher est présent dans ses différentes formes, plus la restitution verbale est complète et aisée) ;
 l’activité tactile sert d’aide mnésique (la manipulation des images et le toucher rythmo-mimique facilitent le rappel de la trame narrative et la restitution les éléments langagiers) ;
 le toucher accompagne l’effort articulatoire (la meilleure qualité phonologique apparaît lors de la prononciation des éléments langagiers appris moyennant le toucher rythmo-mimique).

Par ailleurs, l’étude des résultats montre que le sens tactile sert de médiation intrapersonnelle (entre différents modes d’expression utilisés par l’individu) et interpersonnelle (comme un des modes de communication entre interlocuteurs). Le toucher aide à se relier à soi et aux autres, à être plus attentif aux personnes, aux objets, aux mots. On sait à quel point cette attention est difficile à cultiver, chez la plupart des élèves, dans une école où « l’enfant ne vit que par l’œil » (Jousse, 1932/2002, p. 25) et doit « tenir ses mains tranquilles » (Ibid., 1933/2002, p. 139). Or, nous l’avons vu, même les moins « scolaires » deviennent concentrés et performants si on leur donne la possibilité d’apprendre en sentant et en pensant avec leur corps entier. L’étymologie du verbe apprendre n’est pas anodine : il ne s’agit pas d’assimiler des connaissances passivement, par une voie d’absorption purement cérébrale, mais de prendre les choses, les manier, les expérimenter. Le vrai savoir et la vraie intelligence ne peuvent se forger que sur le terrain de « l’hypersthésie de tous les gestes réceptifs » (Ibid., 1933/2002, p. 67).
Dans les années à venir, d’autres dispositifs à forte composante tactile seront testés afin d’élargir le corpus et d’orienter l’étude de celui-ci vers l’exploration de questions de recherche plus ciblées.


Notes

[1La surdité n’entrave pas l’écoute solidienne qui s’effectue par la conduction osseuse.

[2Voir l’ouvrage de Ames en prison. L’école française des sourdes-muettes-aveugles (1904) de L. Arnoud, le film Marie Heurtin (2014) de J.-P. Améris.

[3Le marin qui a fait naufrage se fait avaler, avec son radeau, par une baleine. Étant donné qu’il bouge énormément dans les entrailles de celle-ci, elle se prépare à le libérer. Le marin n’accepte de sortir que si la baleine le ramène chez lui. Pendant le voyage, le marin, à l’aide de son couteau, transforme le radeau en grillage qu’il coincera, en s’en allant, dans le gosier de la baleine : il s’agit d’une explication métaphorique de l’apparition des fanons qui ne permettent à l’animal de se nourrir que du plancton.

[4Le Kangourou voudrait être différent de ce qu’il est : un animal gris sans traits distinctifs. Il demande à trois monstres-magiciens de le transformer de manière à ce qu’il ne ressemble à aucun autre animal. Les deux premiers ayant refusé, le troisième accepte. Il envoie le chien jaune Dingo à la poursuite du Kangourou qui sort de la course effrénée avec de longues jambes que nous lui connaissons désormais. Il n’apprécie pas la transformation car c’est à un changement magique qu’il s’attendait.

[5Dans la version adaptée du conte, à la différence du Grand Magicien (Big Wizard) et du Magicien Moyen (Medium Wizard), le Petit Magicien (Little Wizard) accepte d’exaucer le vœu du Kangourou.

[6A la fin de la dernière séance au cours de laquelle les élèves ont reproduit collectivement les textes appris, le scénario pédagogique préconisait le départ de Little Elephant. Avant de quitter les enfants, il les a remerciés de leur travail tout en regrettant de ne pas avoir eu le temps d’entendre chacun individuellement. J’ai donc proposé de revenir pour filmer le récit de chaque enfant et ensuite envoyer l’ensemble des vidéos à Little Elephant. Cette perspective a enthousiasmé les élèves.


Références bibliographiques

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