Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

L’innovation comme processus de développement professionnel au profit de l’enseignement des langues étrangères

François MULLER, Département recherche développement en innovation et en expérimentation au ministère de l’Éducation nationale, France


Texte de la conférence donnée par François Muller au cours du 1er Congrès international MÉTHODAL de Méthodologie de l’enseignement/apprentissage des langues - « Innover : pourquoi et comment ? » organisé à Nicosie du 22 au 25 septembre 2016.

Résumé
Si le monde change, les élèves aussi ! Chaque année, chaque fois, chaque situation invite à la découverte, à l’apprentissage. Et l’école ? et vous-même ? Faudrait-il que tout change pour que rien ne change ? L’éducation serait-elle hors du monde ? Repérons ensemble les zones de fragilité et les zones de développement professionnel chez nous, enseignants. La solution n’est pas très éloignée et vous ne le sauriez pas.

Les acquis de la recherche internationale, confirmés par bien des expériences locales dont vous participez évidemment, soulignent ce processus fin et efficace, d’une isomorphie forte entre la dynamique professionnelle des enseignants et la qualité des acquis de leurs élèves.

Comment comprendre ce qu’on appelle « développement professionnel » et investir chacun d’entre nous dans l’innovation, la contribution, la coopération, le réseautage et la solidarité professionnelle ?


Guy Le Boterf disait que la « compétence » agissait comme « attracteur étrange », au sens où tout le monde s’en saisit sans que le sens soit le même pour tous. Il est fort possible que le mot « innovation » partage cette spécificité. Car, par un paradoxe qu’il faudrait s’expliquer, ce ne sont pas les mots que les professionnels utilisent d’abord. Sont-ce des mots de la recherche ? L’analyse clinique des formes prises, l’importance du contexte, les choix et les doutes des acteurs sont autant d’indices qui permettent de détourer le concept d’innovation.

Je souhaite user de ruses pour détourer, à mon tour, ce « gros mot » en cinq mots-cousins : capital, système, développement, recherche, réseau[L’ensemble des visuels de la présentation et des ressources évoquées dans l’article est disponible ici
https://prezi.com/_lm0txislt-r/methodal-2016/]].

1. CAPITAL (AUGMENTATION DU CAPITAL PROFESSIONNEL)

Chacun ici pourrait dans un court exercice écrit dire en un mot choisi ce qu’est « innovation ». Puis nous en ferions une étude rapide et un nuage de tags pour en mesurer les occurrences et les contours. Faisons autrement.

1.1. Enquête sur les contributions à Méthodal 2016

Appuyons-nous sur les contributions nombreuses du Congrès de Chypre de septembre 2016 : dans une cartographie construite à partir de l’enquête de terrain (cf. infra), les exposés et interventions ont été classés par dynamique professionnelle et non, par habitude, selon leurs contenus ou référence didactique. Leur place signale que l’intervenant s’appuie sur une pratique ou entend montrer ce qui change quand cela change.

La visualisation heuristique rend compte de quatre domaines également présents dans l’honorable assistance des enseignants et formateurs présents : des dynamiques d’engagement (jaunes), des analyses professionnelles (violet), des évaluations de dispositifs (rouge) et des apports scientifiques favorisant le développement professionnel (vert). Pas un seul titre ne comporte le mot « innover » mais tous y participent : irréductible à une production, à un projet, à un produit, à un changement simple, l’innovation est d’abord processus, dynamique, complexe, invisible et puissant.

1.2. L’innovation polymorphe et polysémique

Les domaines couverts par l’innovation, documentés par les équipes et les cadres, sont d’une infinie variété : éducations d’approche variée, culture, sciences, développement durable ou contenus d’enseignement. D’autres décrivent des organisations nouvelles (ilots, inversion, groupements). Ces innovations concernent les contenus scolaires, l’évaluation, la mise en réseaux, le développement de nouveaux outils, la création de nouvelles pratiques professionnelles, etc. Elles comportent une dimension technologique, cognitive, humaine, organisationnelle.
Approche, contenus, organisations ou processus, nous touchons là une caractéristique majeure de l’innovation en éducation, proche des innovations sociales ; elles sont à la fois polysémiques (des réalités différentes pour un même mot, des mots choisis pour une même réalité) et polymorphes (des formes différentes pour un même processus).

Par là même, elles sont irréductibles à une seule définition a priori ; c’est la spécificité revendiquée par les équipes elles-mêmes. Et, sous des mots semblables se cachent des réalités fort différentes selon leur degré de développement ou selon l’intensité du changement opéré.

L’innovation est une aventure : la démarche s’est construite pas à pas, sans grande programmation ni objectifs (il en fallait un peu pour l’inspecteur ou le comité de sélection), forte de convictions sincères et d’attachement aux valeurs de l’École. La régulation n’a pas été de l’ordre de l’évaluation notatoire scolaire, quand on évalue souvent des connaissances que l’École n’a pas su ou pu faire apprendre, mais en s’appuyant sur les nombreux retours d’information, sur les résonances des élèves comme des parents et sur l’intérêt porté par les professionnels sollicités. Il y a de la « métis », cette ruse grecque qui permit à Ulysse de se départir de toutes sortes de mauvais coups rencontrés sur la route. La rationalité de l’exercice est venue après coup, dans la recherche patiente, dans l’écriture toujours difficile et grâce à des occasions de communication comme celle que constitue Méthodal 2016.

1.3. Les quatre types de capital pour l’enseignant dans son établissement

L’innovation est investissement professionnel. À ce titre, enseignants et établissements scolaires ou écoles accroissent leur efficacité dans la mesure où ils savent et peuvent mobiliser une grande variété de ressources [1]classés selon différentes formes de capital (Hargreaves [2]).
D’abord un « capital matériel » au sens où l’équipement, les dispositifs, les bâtiments sont déterminants dans la définition des situations et des actions pédagogiques au quotidien. Selon la disposition des bâtiments et des salles de classe [3], la présence plus ou moins importante d’équipements numériques ou audio-visuels, les aménagements de l’espace, les possibilités d’innovation sont bien différentes pour inclure, pour différencier ou pour renforcer la coopération sociale. C’est vrai pour les élèves, c’est vérifié pour les enseignants. Ce capital reste encore largement sous-questionné malgré tout. Le champ de l’ergonomie scolaire reste encore à explorer, avec vous.

L’établissement, par la formation de ses membres, par l’accumulation des expériences, par la variété des compétences et expertises, dispose également d’un capital intellectuel. Au travers de pratiques et de routines cognitives peu visibles (connaissances tacites), l’effet est réel sur les apprentissages des élèves. L’expérience partagée d’enseignants dynamise le projet d’école de même que leur engagement dans la formation, la leur, celle des autres, et la recherche : ils sont des facteurs importants de la dynamique de changement de l’organisation pédagogique. Que connaissez-vous des expertises de vos collègues ?

Le capital organisationnel représente un autre levier pour innover : la structuration des relations professionnelles, l’investissement plus formel dans des rôles fonctionnels améliorent significativement le travail en équipe et agissent sur le développement professionnel. C’est une responsabilité importante pour l’équipe de direction qui peut s’appuyer sur ces compétences organisationnelles pour améliorer l’efficacité pédagogique de l’organisation scolaire.

Enfin, le capital social couvre par exemple le sentiment d’appartenance, le degré de confiance et la qualité des relations entre l’équipe de direction, l’équipe pédagogique et les élèves. Il se compose des réseaux internes liés au travail en équipe ou aux affinités électives entre enseignants. On parle de « climat scolaire ». Une unité éducative riche en capital social se vit aussi comme une communauté éducative qui entretient beaucoup de liens avec ses partenaires extérieurs. Les occasions d’échange, de collaboration sont réinvesties dans les apprentissages. Cela a de l’effet.

1.4. Gamme et variété dans les actes professionnels

L’analyse des écrits et des discours recueillis auprès de centaines d’acteurs a permis d’identifier des actes professionnels pour donner corps à un concept jugé éthéré pour beaucoup. Dix mots reviennent quand des enseignants, des directeurs ou encore des chefs d’établissement se mettent à faire « autrement », quand ils ou elles recherchent à améliorer significativement leur pratiques et/ou leur organisation du travail, quand ils ou elles parviennent à combiner, à approfondir, à développer :
 Accompagner : les enseignants se décalent peu ou prou d’une logique d’enseignement pour trouver des gestes et des modes d’organisation qui soutiennent les élèves dans leurs apprentissages ; les pratiques d’évaluation sont revisitées, les temps sont moins saccadés.
 Faire équipe : les enseignants, aidés par la direction, élargissent leur champ d’action pour rechercher un impact plus significatif sur les élèves ou encore pour accroître la cohérence d’un dispositif.
 Enrôler : en structurant son travail, en s’ouvrant parfois à des partenariats, l’équipe élabore un nouveau partage de rôles et de responsabilités, tant au niveau du groupe-classe qu’avec les collègues.
 Coopérer : la pratique pédagogique se « déprivatise » par co-animation, partage de service, les ressources se mutualisent en direct ou encore par les réseaux sociaux.
 Organiser : en dépassant le niveau de la classe, les enseignants s’attachent à améliorer l’organisation pédagogique en variant les groupements, les horaires ; la différenciation devient une stratégie de l’établissement.
 Analyser : l’attention du collectif se centre plus explicitement sur les effets produits auprès des élèves en termes d’apprentissages et de développement de compétences ; les enseignants deviennent « enquêteurs » sur leurs propres pratiques.
 Réguler : le changement reste une aventure faite de petits pas ; mesurer les petits progrès et adopter résolument une stratégie de résolution des problèmes, s’inscrit dans le temps.
 Traduire : partir des besoins des élèves à la mise en place d’une stratégie pédagogique plus collective, inscrite dans les disciplines ou encore étayer son action par quelques acquis de la recherche nécessitent des opérations de traduction et de transposition auprès des différents interlocuteurs.
 Expérimenter : les enseignants s’essayent à la démarche expérimentale, en apprenant des pratiques plus partagées, en faisant l’analyse de ce qui marche et de ce qui marche moins bien. L’ajustement des dispositifs et la régulation des pratiques en découlent.
 Évaluer : en faisant le bilan des expériences, en croisant les regards (équipe, direction, élèves, partenaires, formation, inspection, Cardie), l’équipe d’établissement mesure pas à pas ce à quoi ils entendent donner de la « valeur », et non plus à valoriser ce qu’ils mesurent.

L’innovation ne relève pas d’un nouvel absolu, mais la combinatoire de plusieurs compétences professionnelles, déjà là, en résonance entre elles sur un temps suffisant pour obtenir une amélioration durable [4].

2. SYSTÈME (MISE EN)

Une seule pratique dans une seule classe avec quelques élèves ne satisfera guère ni les uns (les élèves), ni les autres (les professionnels, les parents) ; l’innovation se caractérise par son potentiel de mise en relation, en connexion, en système ; pour cela, elle dérange souvent.

2.1. Trois mots qui changent tout : personnalisation, coopération, informalisation

Plus, mieux, différent, telle pourrait être une devise de l’innovation ; les démarches sont plus implicantes, elles s’inscrivent dans une recherche à la fois de qualité de la relation et des apprentissages et d’efficience, il faudra en parler aussi.

À l’ère du numérique, ceci favorisant cela, en sublimant l’organisation de la forme scolaire classique, plusieurs recherches convergent pour identifier trois processus actifs dans nos classes, écoles, systèmes d’éducation (cf. graphique dessous) :

Tous les éléments préexistent à ces évolutions, leur mise en relation, leur imbrication entre apprentissages scolaires et développement professionnel, bouleversent la donne. Vous en êtes à la fois témoins et acteurs.

2.2. Se saisir des domaines du changement

Ces enseignants engagés dans les innovations cherchent par eux-mêmes des solutions en même temps qu’ils réclament un accompagnement plus proche et plus utile qu’une simple incitation de la part des autorités. De plus en plus de ces collègues perçoivent la nécessité de collaborer ensemble dans l’école ou dans le cadre de groupes de développement professionnel pour trouver des réponses collectives aux difficultés rencontrées. Dans la plupart des dispositifs pédagogiques, les enseignants manipulent l’équation de la réussite avec la force et la légitimité de l’expérience, pour peu qu’elle soit communiquée, analysée, soutenue et portée institutionnellement. Toutes partagent quatre caractéristiques faisant système :
 une attention aux droits des élèves. Les équipes font le pari de l’éducabilité pour tous, quelle que soit l’origine sociale, ethnique ou culturelle. « Tout le monde est d’accord avec le fait que jusqu’à ce que chaque étudiant ait réussi son examen final, on ne se repose pas ». Concrètement, cette position veut dire que les établissements font attention aux résultats de tous et modifient leurs pratiques d’évaluation, pour qu’elles soient à la fois bienveillantes, étayantes, constructives, « pour » les apprentissages ;
 une différenciation des approches. Les enseignants ont à renforcer une formation à la pédagogie différenciée et former des groupes de compétences. Ce qui compte, c’est « la différenciation, pas la remédiation » ;
 le fait de ne pas hésiter à bouleverser l’organisation. L’emploi du temps peut suivre une organisation par sujet d’étude. Par exemple, on a bloqué la matinée pour la lecture et l’écriture. Mais cela intéresse également la répartition des enseignants.
 une attention portée sur l’importance de la communication entre enseignants. « On va dans la classe d’un collègue tous les jours », affirme ce professeur. Les directions impulsent des groupes de développement professionnel où on partage les expériences parce que « atteindre ses objectifs est vu comme une activité collective et coopérative ». Les débats épistémologiques ou de portée déontologique peuvent être assumés et accompagnés pour engager dans des changements ; ce ne peut être possible qu’en favorisant les échanges et les contacts dans et hors de la classe, de l’école.

Nombre des actions ici partagent ces caractéristiques, qui montrent à la fois la complexité du processus innovant, l’impact sur les pratiques et tout l’intérêt qu’en retirent les élèves. Elles pointent explicitement la liaison entre « bonnes » pratiques, si l’on accepte ce terme, et l’organisation du travail dans l’établissement, pour peu qu’elle s’assouplisse.

2.3. Donner du poids politique à l’innovation

L’innovation ne serait donc pas qu’une question de didactique universitaire ou les affres d’un professeur seul face à ses élèves ; elle emporte une dimension plus sociétale, car il s’agit d’une attention explicite et déontologique à la réussite de tous les élèves ou étudiants qui nous sont confiés. Elle est une valeur teintée politiquement.
En France, le Conseil national pour la réussite éducative (CNIRE) a proposé en 2013 une définition qui tente de rendre compte de cette dynamique tout en s’attachant à la finalité de l’innovation :

Une pratique innovante est ainsi une action pédagogique caractérisée par l’attention soutenue portée aux élèves, au développement de leur bien-être, et à la qualité des apprentissages. En cela, elle promeut et porte les valeurs de la démocratisation scolaire. Prenant appui sur la créativité des personnels et de tous les élèves, une pratique innovante repose également sur une méthodologie de conduite du changement. Enfin, le partenariat permet à l’équipe d’enrichir son action grâce aux ressources de son environnement. Chacun de ces points ne suffit pas à lui seul, mais plusieurs combinés font d’une action une pratique innovante dans sa conduite et dans ses effets.

2.4. S’orienter dans la carte heuristique de l’innovation

On peut s’essayer à cartographier ces mots et les actes qui en découlen ; nous l’avions déjà fait en carte géographique, la voici en carte heuristique, éditée à la manière d’une carte routière [5] :

3. DÉVELOPPEMENT (DÉVELOPPEMENT PROFESSIONNEL ET COMMUNAUTÉ D’APPRENTISSAGE
3.1. Encore un gros mot ?

L’innovation, c’est du développement professionnel : « inventer » sa pratique, en faisant l’inventaire des autres pratiques professionnelles ; à défaut d’une formation académique et standardisée, les enseignants ont puisé à d’autres sources, celles juste à côté, en co-formation, d’autres encore, pas très loin de son école ; l’écoute de leurs élèves comme l’analyse des travaux a rythmé son cheminement ; d’une petite classe, ils ont (ap)pris le monde en formation ; les échanges les ont (trans)formés en interaction ; le processus est puissant, celui d’un développement professionnel continu qui inverse la représentation plus classique de l’enseignement (et de l’enseignant). « Des enseignants qui apprennent, ce sont des élèves qui réussissent [6] »

Ce qui changerait en fait à l’école serait l’exploration d’un nouveau (en France tout du moins, à Chypre ?) paradigme en matière d’apprentissage professionnel ; le mot et les modalités de la formation s’effacent pour trouver d’autres termes comme « organisation apprenante » ou encore « accompagnement », mis en système dans le concept de « développement professionnel ». Il s’intéresse au processus complexe d’apprentissage professionnel et à la construction de la compétence par, avec et pour les enseignants en engageant les personnels dans des tâches concrètes de réflexion et d’analyse, d’évaluation des pratiques, d’observation des situations de classe : Il est d’essence constructiviste, c’est-à-dire en rupture avec un mode transmissif. C’est dire si le changement est là et tout reste à faire dans ce domaine. Il présente plusieurs caractéristiques :

 C’est un processus durable et continu, sur le long terme parce qu’il prend acte du fait que les enseignants ont besoin de temps pour apprendre et pour réinvestir leurs nouvelles connaissances et compétences dans leurs pratiques. L’accompagnement et le suivi sont des ressources essentielles pour opérer des changements en profondeur. Il rompt avec l’émiettement et la taylorisation des dispositifs actuels de formation.
 Le développement professionnel est « situé » : il est mis en oeuvre dans un contexte spécifique : celui de l’unité éducative, lieu des activités quotidiennes des enseignants et des élèves. Les établissements ou réseaux d’écoles deviennent « formateurs » en s’organisant en communautés d’apprentissage professionnel privilégiant l’enquête sur leurs pratiques sous la forme de groupes d’études, de construction de portfolios, et de dispositifs de recherche action.
 Il s’inscrit dans une politique de mise en œuvre des réformes, et de mise en œuvre efficace de l’obligation de rendre compte ; partant, il devient stratégique parce que collectif : il participe à la construction d’une culture professionnelle, à la définition d’un projet collectif. Le changement n’est plus conçu à la mesure de l’individu-isolat, mais à l’aune d’une équipe sur ses propres objets de travail. Il requestionne le système d’évaluation lui-même.
 L’enseignant est considéré comme un « praticien réflexif » à même d’acquérir des connaissances et compétences puis de les traduire en nouvelles théories et pratiques pédagogiques avec et par la contribution des pairs et des ex-pairs. Il est collectif, coopératif et créatif.
 Le développement professionnel repose sur un processus collaboratif à partir d’interactions entre enseignants mais aussi de relations avec d’autres professionnels ou membres de la communauté éducative, au sein de l’unité éducative comme à l’extérieur.

Sur la base des travaux de recherche déjà établis [7], et à l’analyse des réussites des innovations, il est possible de distinguer quelques facteurs de succès dans l’amélioration des résultats des élèves.
 La première condition est de redistribuer les rôles et les responsabilités à l’intérieur de l’unité éducative afin que le chef d’établissement ou le directeur d’école soit en mesure de capitaliser les connaissances et l’expertise des enseignants tout en les encourageant à prendre en charge des projets ou encore certaines formes d’organisation pédagogique.
 Le second facteur relève d’une meilleure reconnaissance du rôle des élèves et de leur participation dans les activités d’enseignement et d’apprentissage, voire dans l’accompagnement entre élèves. Une des clés du changement est d’accompagner la transition d’une évaluation des apprentissages à une évaluation POUR les apprentissages.
 Ensuite le renforcement de la collaboration entre disciplines ou secteurs de l’établissement - relier des activités dispersées et fragmentées - améliore significativement l’implication des élèves et leur réussite.
 Quatrième facteur, l’amélioration est notable quand les enseignants définissent ensemble leurs normes de travail mais aussi leurs attentes vis-à-vis des élèves. Le travail porte d’abord sur un langage commun permis notamment par un processus d’enquête sur les pratiques afin de refocaliser les énergies sur les manières d’apprendre des élèves, choses partagées, et de compenser l’hétérogénéité des manuels, des évaluations et des contenus disciplinaires. La collecte d’informations et de données auprès des élèves, des familles, facilite alors des changements de perception et l’élaboration d’une vision partagée ; elle permet d’élaborer de nouvelles catégories de pensée.
 Ce travail en commun prend du temps ; cela nécessite de penser et réaménager les emplois du temps de l’unité éducative. L’usage des données dans le travail d’enquête et l’échange quotidien entre les enseignants s’avèrent déterminant dans l’identification des besoins et des difficultés des élèves et la restructuration des enseignements. C’est actuellement un point bloquant. L’ingéniosité des personnels de direction et des coordonnateurs vient à la rescousse.
 Enfin, la dynamique peut être entretenue si la communauté d’apprentissage professionnel bénéficie d’un accompagnement externe comme par exemple un coordonnateur interne ou un « ami critique » externe, dont les qualités de neutralité, de bienveillance, d’écoute et de présence prévalent.

Notre École en mouvement présente toutes les différentes facettes de ce kaléidoscope qui est dans la recherche d’une amélioration significative au plus grand bénéfice de ses élèves. Elle ne peut s’accomplir qu’avec et par tous ses enseignants, avec le soutien de la recherche et de ses cadres.

Avez-vous déjà identifié ce que vous pourriez améliorer dans le dispositif que vous mettre en œuvre à l’attention de vos collègues, dans votre école, dans votre établissement ?

3.2. Partir des élèves et y revenir

Votre action pédagogique, votre conduite de projet, innovantes ou non, seront d’autant plus légitimes que vous fonderez leurs principes sur une base élargie de consultation ; sollicitez donc l’avis de vos élèves, premiers experts de votre pédagogie et intéressez-les à la conception même du cours ; cette opération participe d’une toute bonne analyse de besoins.
Et cette procédure présente trois atouts majeurs : les résultats peuvent être communiqués et partagés dans une équipe ; la consultation engendre une attente de la part des élèves ; elle instaure aussi une relation qui pourra être renouvelée sous d’autres formes afin de réguler au mieux votre activité.

Quatre questions génériques peuvent tout d’abord être posées à une classe, à plusieurs classes sur un niveau ou encore à tout un établissement. La passation sera encore améliorée si elle donne l’occasion au préalable d’expliciter les raisons de l’opération et d’envisager les formes possibles de réponse plus développée. Et ces questions peuvent être :
1. Qu’avez-vous appris au collège/lycée ? (trois réponses)
2. Qu’est-ce qui vous a permis de mieux apprendre cette année ? (trois réponses)
3. Qu’est-ce qui vous a empêché d’apprendre ? (trois réponses)
4. Quelles sont les trois améliorations que vous souhaiteriez au collège/lycée pour mieux apprendre ?

3.3. Repérer ses zones de développement professionnel, la roue des 30 compétences

Très rarement, un prof déclare spontanément « je suis innovant », et d’une certaine manière, si cela était, il susciterait une certaine méfiance. La compétence est moins auto-déclarative que reconnue par ses pairs et les personnels, les élèves avec qui vous collaborez. Vos évaluateurs les plus proches, ceux dont vous aurez le retour d’information (feedback) le plus régulier et informel, donc celui qui agit au travers de vous, seront vraisemblablement les élèves et les collègues dans votre école, les parents sans doute aussi.
Avec elles, avec eux, vous écoutez, vous questionnez, vous proposez toutes sortes de méthodes, de techniques, qui permettent de déclencher ou de renforcer une dynamique collective ; c’est ce qu’on attend d’une équipe : qu’elle se saisisse opportunément de ses propres questions, qu’elle arrive à identifier son horizon, un objectif s’il y en a un, et qu’elle choisisse comment y parvenir.

S’engager dans l’innovation, c’est d’abord assumer les questions professionnelles, se livrer à un « miroir des pratiques » avec humilité et courage autant qu’avec fierté. Saurez-vous ici construire votre « carte de navigation professionnelle » en identifiant votre niveau de maitrise dans les compétences ou domaines de compétences, et celles que vous allez explorer très vite ?

Vous serez d’autant plus respecté(e) et reconnu(e) pour votre expertise que vous disposez rapidement et fort à propos d’outils variés, de méthodes agiles et de techniques souples de mise au travail, d’engagement à la coopération et d’invitation à la production.

3.4. La Grenade des pédagogies

Avec André de Peretti, nous avions élaboré, à partir de la « Grenade des pédagogies » une sorte d’arborescence des méthodologies référées aux domaines ou champs ciblés. Il ne s’agit pas d’opter pour une pédagogie et une seule, mais de varier votre pratique au gré des pôles que vous souhaitez développer avec, par et pour vos élèves ou étudiants. Osez, expérimentez, renseignez-vous, parlez-en autour de vous. C’est le début de votre aventure souvent.

3.5. Une question de curseur, entre enseignement et formation

Si l’innovation est processus, et que ces mots n’ont pas toujours de sens pour les enseignants, ils signalent que nous changeons profondément. Différencier les pratiques, individualiser les parcours, prendre en compte l’hétérogénéité font travailler fortement l’identité professionnelle. C’est l’apparition d’une logique plus complexe, plus floue, et pourtant, plus pertinente, plus personnalisante du métier. Elle touche autant l’enseignant dans sa classe que le formateur face à un public d’adultes.
Le tableau synoptique ci-dessous en deux colonnes (logique d’enseignement, logique de formation), permet pour chacun d’entre nous de nous interroger sur la place où nous mettons le curseur, avec intensité variable et variée selon les cas rencontrés.

3.6. Prendre des rôles variés et devenir un leader pédagogique

L’enseignant n’est pas seul dans sa classe et face à ses élèves ; il n’a de raison que dans la relation qu’il construit avec eux et dans la coopération pour apprendre. André de Peretti, vigilant ami des enseignants, vous transmet une seule consigne, importante à ses yeux : dans un groupe, il importe pour chacun selon, soit d’assumer soit de répartir des rôles, dans une classe, une équipe, petite ou grande, à l’échelle d’une journée, ou plus durablement, d’une année, par exemple :
 compiler et synthétiser les propositions de chacun,
 rédiger un compte rendu objectif de journée,
 rédiger une réaction subjective de journée,
 lister les « gros » mots (glossaire),
 lister les références pour capitaliser,
 organiser la pause, surveiller les horaires pour permettre le travail,
 lister les images, les métaphores utilisées [8],
 observer le formateur, pour une phase méta ultérieure,
 être responsable des traces du groupe,
 envoyer le fichier des rôles pour répertorier les documents à compiler,
 lister les points à aborder, à traiter plus tard,
 enregistrer les rôles de chacun [9].

Le petit groupe, l’équipe ou le groupe de formation est ainsi organisé pour apprendre de lui, sur lui et par lui, et un peu grâce à vous aussi. Le feriez-vous ?
Dans cette organisation « apprenante », dynamique, on retrouve les caractéristiques d’un « leader » à la manière que le décline nos correspondants du Québec :

4. RECHERCHE (APPUYER SA PRATIQUE SUR LA RECHERCHE POUR L’ÉDUCATION)
4.1. Évaluer la pratique et innover dans l’évaluation

Dans un univers scolaire saturé d’évaluation, on exige aussi de l’innovation encore plus d’évaluation que pour une pratique routinière et sans grand effet. C’est une opportunité à saisir pour changer par effet boomerang l’évaluation. Quelle est l’expérimentation qui s’offre le luxe de se dire « que sont-ils devenus ? » quarante ans plus tard ? À évaluer trop vite, tout, trop tôt, on oublie que le principal facteur du changement, c’est d’abord le temps. Pour cette raison, partir à l’enquête, consulter les élèves (anciens) et l’inédit ou l’inattendu sont au rendez-vous ; ce fut un geste, une parole, un moment mais qui imprime une vie. C’est très proche de ce que Boris Cyrulnik a retrouvé dans l’analyse du processus de résilience.
Le message est à double tranchant pour notre monde scolaire : d’une part, oui, l’enseignant a un effet majeur sur le parcours de réussite des élèves ; d’autre part, ce sont l’analyse du travail, la communication à autrui, la connaissance d’autres pratiques qui améliorent la valeur de sa propre pratique.
On parle beaucoup de recherche en éducation et que les deux mondes, recherche et praticiens, sont trop souvent éloignés l’un de l’autre ; certes, il faut reconsidérer les termes de l’équation ; pour s’améliorer, les enseignants ont besoin d’une expertise proche et étayante, non surplombante, et d’acquis de la recherche « pour » l’éducation. Il s’agit d’approfondir des savoirs pour enseigner et non des savoirs à enseigner.

4.2. Faire l’inventaire expert de « ce qui marche »

Une bonne idée (de l’enseignant) peut ne pas suffire pour (ré)engager les élèves dans les apprentissages. On retrouve des pratiques efficaces telles qu’elles ont été documentées par John Hattie (NZ) : Visible learning, Routlegde, 2009. Chercheur néo-zélandais à l’université de Melbourne, il a réalisé une méta-analyse de plus de 800 études sur l’efficacité des pratiques d’enseignement. L’enseignement sera d’autant plus efficace qu’il rassemble plusieurs gestes professionnels qui font système entre eux et propose une cohérence et une continuité pour soutenir les apprentissages des élèves (cf. tableau ci-dessous, colonne de gauche).

Un certain nombre des pratiques connues, des routines pédagogiques ou des dispositifs souvent populaires sont classés selon Hattie comme ayant des effets limités sur la réussite des élèves, vous remarquez notamment la place du numérique, dont beaucoup vantent les mérites sur la motivation des élèves. L’analyse scientifique est plus nuancée sur ce sujet. L’innovation n’est pas là où on pense qu’elle est.

5. RÉSEAUX (MISE SUR LESSEAUX ET PARTAGE DES RESSOURCES)
5.1. Partager les savoirs d’expérience et la saveur des savoirs

La qualité des apprentissages commence par une relation : elle n’est pas donnée, elle se construit en coopération et en mutualisation. Le groupe d’élèves devient organisation apprenante en élargissant son activité à l’enseignante, à son environnement, en partant à la quête des petits savoirs, à l’enquête des pratiques : « dis-moi ce que tu sais et je te dirai ce dont j’ai besoin ». La liste des offres et des demandes au sein d’un groupe qui apprend caractérise ce maillage des interactions, illustration d’une mise en relation, étymologie propre de inter-ligere.
Vous « savez y faire ». Les anciens élèves, tous, le signalent : les « bons profs » leur ont permis d’apprendre le goût d’apprendre, le sens des choses et la vie. Ce sont d’autres types de savoirs qui se construisent, sans doute ceux qui rentrent moins dans les cases, des savoirs non formels, ceux qu’on identifie dans la vie d’adulte comme des savoirs d’expérience ; ils sont multiples et n’ont pas fait l’objet d’un enseignement, et pourtant, ils comblent votre vie ; et puis tous les autres, les savoirs informels. Ce capital humain est une des composantes de la réussite des bons élèves, quand les parents et l’environnement y pourvoient.
Qu’en faites-vous ? En partager quelques éléments avec vos collègues, ce serait la moindre des choses. En Nouvelle-Zélande, ce principe est fondateur dans la formation des enseignants, des formateurs et des cadres de l’éducation : « Avec ce que tu as dans ta besace, et moi avec la mienne, chacun aura assez » (devise de l’université de Waikato).

5.2. Ingénierie et transposition

Une pratique, toute innovante soit-elle (ce ne fut jamais le mot que l’enseignement ici emploie) dans l’éducation, ne peut essaimer sur le modèle d’une tâche d’huile dans un système éducatif tel que le nôtre. Cela nécessite un étayage plus soutenu en proximité (collègues, inspection, formation), une analyse plus théorisée pour la relier au réseau des connaissances et une certaine ingénierie pédagogique, comme une boite à outils : les listes, sous forme d’inventaire, les récits de pratiques, la diversité des terrains sont des médiations absolument nécessaires pour en transposer le concept, si ce n’est l’esprit.
C’est plus que cela : penser en réseau, reconnaître la complexité organique de la connaissance, et la pertinence des acteurs, escompter sur les interactions plus que sur les contenus est finalement d’une grande modernité ; c’est très banal à l’ère d’internet. La plupart des organisations actuellement s’accommode bon gré mal gré des dynamiques puissantes des réseaux ; le milieu scolaire le découvre. C’est une des raisons pour faire advenir le réseau social de l’innovation en ligne ; son nom : RESPIRE, pour « réseau d’échange de savoirs professionnels, en innovation, en recherche et en expérimentation.

5.3. Devenir « intelligent » socialement et professionnellement

L’École peut être un refuge pour les savoirs dits formels, ou académiques, ceux qu’on identifie de « fondamentaux ». En revanche, le réseau est par nature ouvert. Aux origines de la pratique du réseau d’échanges, une énergie durable : celle d’une enquête inédite, patiente, obstinée sur la connaissance ; celle que déclinait Paul Valéry en un jeu de mot que Lacan n’aurait pas dédaigné, d’une « co-naissance ». Le savoir n’infuse pas et ne se donne pas, il se prend, et même, il… s’apprend par, avec et pour les autres.
Le réseau d’échange nait dans les marges, à côté du système scolaire de la France, sur l’espace numérique, comme dans votre groupe gallika.net (plus de 2000 participants), ou à l’exemple d’autres groupes d’enseignants du français dans le monde ; la participation est volontaire, la contribution non formelle, l’implication durable, la coopération fédérative.

6. « SOYEZRIENS »

André de Peretti vient de fêter ses 100 ans (http://andredeperetti.net ) en mai 2016. Il a produit - à l’occasion d’un dialogue célèbre avec Carl Rogers pour décrire la relation d’aide et d’accompagnement de l’enseignant à l’élève, de l’accompagnateur à l’enseignant - la métaphore du colibri : l’oiseau-mouche toujours en déplacement dynamique et parfois stationnaire qui pour fertiliser d’autres fleurs doit approcher, et jamais toucher, sinon il risque de détruire ce qu’il cherche à développer. Le colibri serait-il l’animal totémique de l’enseignant ?

En tout cas, André vous adresse ce message d’espérance : « colibrillez ! »


Notes

[1On retrouve ici une définition basique de l’approche systémique, dite loi d’Ashby : Plus on augmente la variété, l’hétérogénéité d’un système, plus ce système sera en principe capable de performances plus grandes du point de vue de ses possibilités de régulation, donc d’autonomie par rapport à des perturbations aléatoires de l’environnement.

[2Hargreaves A. (2003). Teaching in the knowledge society. Buckingham : Open University Press.

[3Voir les nombreuses photos compilées dans le groupe «  architecture scolaire  », au sein du réseau social Viaeduc.

[4Cf. dix courtes vidéos avec dix acteurs de l’innovation en France, sous l’éclairage d’André de Peretti : http://www.youtube.com/playlist?list=PL98D64821BE92DE36

[7McLaughlin M. & Talbert J.E., «  Building professional learning communities in high schools : Challenges and promising practices  » In Seashore Karen and Louise Stoll (Eds.) Professional Learning Communities : Divergence, Detail, and Difficulties, Maidenhead, UK : Open University Press/McGraw-Hill, 2007.

[8Voir, «  Contes et fables pour l’enseignant moderne  », François Muller et André de Peretti, éd. Hachette, Education, 2007, et sur http://francois.muller.free.fr/contes/index.htm