Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

Segmentation morphologique chez les apprenants du grec moderne l2 : le rôle de la saillance conceptuelle du préfixe pour l’acquisition du lexique

Madeleine VOGA, Université Paul-Valéry Montpellier III, France
Georgia NIKOLAOU, Aristotle University of Thessaloniki, Greece
Anna ANASTASSIADIS-SYMEONIDIS, Université Aristote de Thessalonique, Grèce


Résumé
L’expérience en lecture en auto-présentation segmentée et auprès d’apprenants du grec L2 qui est reportée ici, vise à explorer le rôle d’une nouvelle variable, par exemple la saillance du préfixe, dans l’acquisition et le traitement des mots construits, par exemple, προκατασκευασμένος ‘préfabriqué’, où le préfixe προ- est saillant, versus επίδειξη ‘démonstration’, où la multiplicité des acceptions de l’instruction sémantique réduit la saillance du préfixe. Cette variable est combinée à la transparence sémantique du mot construit. Nous obtenons des effets significatifs de consistance pour les conditions saillantes, transparentes et opaques, mais pas pour les non-saillantes. La discussion porte sur les implications de ces résultats pour la manière dont opère l’extraction de l’information contenue dans les différentes parties du mot, ainsi que sur le rôle des niveaux centraux, essentiellement conceptuels (RHM, Kroll, van Hell, Tokowicz & Green, 2010), sur le traitement morphologique de la L2.


Abstract
The self-paced reading experiment with L2 speakers of Greek reported here, explores the role of a novel variable, e.g. conceptual saliency of the prefix, on the acquisition and processing of constructed words such as προκατασκευασμένος ‘prefabricated’, where the prefix προ- is salient, versus επίδειξη ‘demonstration’, where the multiplicity of the prefix’s semantic instruction senses reduces saliency. This variable is combined with semantic transparency of the constructed word. We find significant consistency effects for the salient conditions, both transparent and opaque, but not for the non-salient ones. The discussion examines the implications of these findings for the way in which L2 learners extract the information contained in the different parts of the word, as well as for the role of the central levels, mainly conceptual (RHM, Kroll, van Hell, Tokowicz & Green, 2010), in processing L2 morphology.


1. SEGMENTATION MORPHOLOGIQUE ET ACQUISITION DU LEXIQUE EN L2

Par segmentation morphologique nous entendons la stratégie, plus ou moins consciente de la part de l’apprenant, qui consiste à segmenter les mots de l’input en ingrédients ou sous-unités minimales porteuses de signification (morphèmes) (Anastassiadis-Symeonidis & Mitsiaki, 2010). La segmentation morphologique peut aider les apprenants à faire évoluer leur compétence en L2, particulièrement en ce qui concerne le lexique d’une langue morphologiquement riche comme le grec. Elle contribue à attribuer plus de transparence aux mots construits ainsi qu’à rendre plus accessibles les processus liés à la construction des mots.
Dans le cadre de l’approche paradigmatique de la morphologie présentée par Bybee (Bybee, 1985 ; 1988 ; 1995), la représentation morphologique est celle grâce à laquelle le lien entre les deux lexiques, celui de la L1 et celui de la L2 s’établit : la structuration morphologique, en termes de clusters constitués de mots présentant une cooccurrence entre forme et contenu, transcende les langues, et sert de lien entre les deux lexiques, celui de la L1 et celui de la L2. Pour Bybee, lorsqu’un nouveau mot morphologiquement complexe est appris, il forme des connexions avec le matériel existant sur la base de son sens et de sa forme phonologique. Le mot n’est pas physiquement démembré (physically dismembered), mais ses parties sont néanmoins identifiées (Bybee, 1988 : 127). On voit clairement qu’ici, l’usage de représentations morphologiques durant l’acquisition et le traitement n’implique pas une décomposition dans le sens que l’entendent certains modèles psycholinguistiques (par exemple, Rastle, Davis & New 2004) sur lesquels nous reviendrons à la fin de cette section, mais plutôt l’activation de morphèmes repérables dans les mots morphologiquement complexes. « Même si les mots qui entrent dans le lexique ne sont pas coupés aux morphèmes qui les constituent (broken into their constituant morphemes), leur structure morphologique émerge des connexions qu’ils établissent avec d’autres mots du lexique. Des ensembles (sets) de connexions phonologiques et sémantiques, s’ils sont répétés à travers des ensembles de mots, constituent les relations morphologiques » (Bybee, 1995 : 428). Cette précision, à travers les écrits de Bybee, sur les mécanismes qui sous-tendent ce que nous appelons ‘segmentation morphologique’, nous semble essentielle, étant donné que l’approche dominante pour le traitement (et même pour l’acquisition, depuis moins longtemps) de la morphologie se base sur un ‘mécanisme de décomposition obligatoire’ (par exemple, Rastle et al. 2004, Crepaldi, Rastle, Coltheart & Nickels, 2010) qui serait très différent de ce qu’envisage Bybee et de ce que nous envisageons, sur la base de résultats expérimentaux obtenus jusqu’à présent (cf. références de la section suivante).

1.1. Approches bottom-up du traitement/acquisition de la L1/L2 et leurs conséquences sur la manière d’envisager la morphologie

Faute de place, nous ne développerons pas dans le détail l’approche décompositionnelle de la morphologie, largement dominante en psycholinguistique d’abord, mais aussi chez une partie de linguistes (cf. Aronnof, Berg & Heyer, 2016). Nous nous limiterons aux points suivants : tout d’abord, cette approche postule l’existence d’un mécanisme décompositionnel de segmentation obligatoire et aveugle, pour la flexion et la dérivation (même si une distinction entre la flexion et la dérivation est introduite dans la dernière version du modèle). Ce mécanisme, attribuant la primauté au traitement orthographique, est aveugle au sens, comme le prouve par exemple l’effet de pseudo-dérivation, largement documenté (par exemple pour le français : Longtin & Meunier, 2005), où des paires de mots comme bague-baguette sont considérés relever du même mécanisme de traitement morphologique que maison-maisonnette. Ce mécanisme de décomposition aveugle le serait aussi vis-à-vis des caractéristiques lexicales comme la fréquence, la lexicalité (mot/non-mot) ou encore de variables opérant à un niveau plus central, par exemple la taille de la famille morphologique, variable qui influence néanmoins le traitement en L1 (De Jong, Schreuder & Baayen, 2000), ainsi que celui de la L2 (par exemple, pour grec-français : Voga, 2015 ; Mulder, Dijkstra, Schreuder & Baayen, 2014). Notons au passage que, dans sa dernière version, le modèle décompositionnel inclut deux niveaux morphologiques, contenant tous les deux des morphèmes (Crepaldi et al., 2010 : 949) : le premier, le niveau ‘morpho-orthographique’ traite les mots de manière sous-lexicale, et le deuxième, ‘niveau morpho-sémantique’, plus spécialisé au traitement de la flexion, opère à un niveau plus central du lexique mental, tout en contenant des morphèmes. La critique que nous pouvons exprimer concerne alors l’inflation de niveaux très peu différenciés entre eux, dans le but de garder un ‘processus identique et universel’ pour toute sorte de stimulus (pour un examen critique : Giraudo & Voga, 2013b ; 2016).
À ce point, il convient d’insister sur le fait que le modèle de décomposition aveugle que nous venons de décrire s’inscrit parfaitement, du point de vue de sa méthodologie et de sa ligne d’interprétation, dans l’approche bottom-up, largement dominante pendant au moins 20 ans dans le domaine du traitement du langage en ligne et dans celui du traitement de la morphologie dérivationnelle en particulier (pour un examen critique, cf. Baayen, 2014). Cette approche bottom-up s’intéresse d’abord et surtout aux niveaux situés au début du traitement langagier, donc formels, et beaucoup moins aux niveaux plus centraux, sémantiques et/ou conceptuels. Cette approche bottom-up est très pratiquée dans la recherche morphologique depuis au moins une vingtaine d’années, notamment à travers différents protocoles de chronométrie mentale, comme par exemple l’amorçage masqué, d’où sont issues les données fondatrices de l’approche décompositionnelle (par exemple, Rastle et al., 2004).
Après avoir publié une multitude de résultats utilisant ce type de protocole, tout en allant au sens opposé que celui de la décomposition automatique et universelle (par exemple, pour le traitement du français L2 : Voga, 2014 ; 2015 ; Voga & Giraudo, sous presse ; pour italien L2 : Dal Maso & Giraudo, 2014 ; Giraudo & Dal Maso, 2016), il nous semble utile d’adopter une approche moins bottom-up et plus top-down : pour ce faire, nous utilisons dans le présent travail un protocole de lecture en auto-présentation segmentée, en contexte donc, visant à déplacer notre ‘fenêtre’ d’étude des processus impliqués dans l’acquisition et le traitement de la L2 vers des niveaux plus élevés du traitement (approche intermédiaire entre top-down et bottom-up).
Dernier point de cette brève revue du traitement morphologique en L2, l’émergence de nouvelles approches, stipulant que le composant qui est responsable pour le traitement de la morphologie est affaibli (impaired) durant l’acquisition et le traitement de la L2 (par exemple,Clahsen, Felsen, Neubauer, Sato & Silva, 2010 ; Silva & Clahsen, 2008). Par conséquent, l’acquisition et le traitement lexicaux en L2 se basent majoritairement sur des processus de ‘listage’ (stockage) des mots, ce qui revient à évacuer la représentation morphologique de l’acquisition et du traitement de langue seconde (par exemple, Clahsen et al., 2010). Sur ce point, outre les échecs de réplication de données majeures, comme celles de Silva & Clahsen (2008), supposées prouver cet affaiblissement, mais qui présentent des différences considérables lors de leur réplication avec d’autres L1 (pour le grec, flexion et dérivation : Voga, Anastassiadis-Symeonidis & Giraudo, 2014 ; italien L2, dérivation : Dal Maso & Giraudo, 2014), une autre observation s’ impose : si le listage de mots du lexique mental dans la mémoire déclarative n’est pas du tout à exclure et est probablement une étape incontournable de l’acquisition de la L2, particulièrement pour les mots morphologiquement opaques, il serait exagéré de supposer que le système bilingue, au lieu de repérer et d’intégrer de plus en plus les cooccurrences entre forme et contenu (flexion et dérivation) des langues qu’il traite, deviendrait, au contraire, de plus en plus insensible à ces cooccurrences au fur et à mesure de l’acquisition.

1.2. Organisation morphologique du lexique de la L2 et variables susceptibles de l’influencer dans une approche top-down : le rôle de la saillance conceptuelle

Le constat qui s’impose est que la recherche expérimentale en perception/reconnaissance du langage en L2 n’a pas été très préoccupée par la question de variables qui influencent le traitement morphologique, probablement pour les raisons que nous venons d’évoquer (par exemple, approche bottom-up), et encore moins par les variables qui seraient susceptibles d’influencer la segmentation morphologique en L2. Ceci est à mettre au compte du désintérêt d’un domaine (SLA) pour les langues autres que l’anglais (Anastassiadis-Symeonidis & Mitsiaki, 2010), malgré l’intérêt que cette pratique pourrait avoir pour la plupart des langues européennes.
Cependant, l’organisation de type morphologique de la L2 a été démontrée expérimentalement pour ce qui concerne le traitement en ligne aussi bien de la flexion que de la dérivation, en tout cas pour des niveaux de compétence relativement élevés, par exemple par les travaux de Sánchez-Casas & García-Albea (2005). Il s’agit ici d’une approche qui relève davantage de hauts niveaux de traitement et qui serait plus conforme à un modèle comme le très influent RHM (Kroll & Stewart, 1994 ; Kroll, van Hell, Tokowicz & Green, 2010) qui s’intéresse davantage aux facteurs et variables qui établissent le lien avec le système conceptuel. Les données sur lesquels se base le RHM sont essentiellement des données de production, ce qui conduit à une approche top-down.
L’un des objectifs majeurs du présent travail consiste à opérer exactement cette jonction entre, d’une part, les processus et variables liés à la compréhension des mots de la L2 et, d’autre part, l’approche essentiellement top-down propre aux modèles de production comme le RHM. Cette logique est inhérente à l’hypothèse de travail suivante : si il est probable que le locuteur de la L2 repère les morphèmes et qu’il extraie l’information contenue dans ceux-ci, il faut traiter la question du comment cette sensibilité se met en place et des variables qui l’influencent. Nous avons donc choisi de nous focaliser sur le rôle des caractéristiques de mots qui pourraient influencer les processus qui ont lieu durant l’acquisition et le traitement dans le lexique mental, autrement dit sur l’influence des matérialités du langage susceptibles d’avoir une répercussion sur la manière dont les mots construits seront appris et traités. L’une de ces caractéristiques est la saillance des affixes, variable très peu étudiée. La récente étude de Giraudo & Dal Maso (2016) en italien L1, focalise sur les aspects formels de la saillance, plus précisément sur la saillance formelle du suffixe et sur les propriétés distributionnelles des suffixés (séries morphologiques) : les auteurs mettent en évidence l’influence d’une saillance réduite à cause de l’ambiguïté de la séquence -etto, (par exemple, albergo – alberghetto, ‘auberge – petite auberge’) qui est un suffixe dans seulement 40% des mots la contenant, et présente des propriétés fonctionnelles et sémantiques non prototypiques : la présence de ce suffixe rend plus difficile pour le locuteur L1 l’identification de la base, c’est-à-dire décider que la partie avant le suffixe est bien une base. Cette situation est à l’opposé de ce que cette étude observe avec le suffixe -tore, par exemple, pescatore ‘pêcheur’, ce qui constitue une preuve en faveur de l’influence de la saillance des mots construits sur leur traitement. Dans le cadre de la présente étude nous avons choisi de nous focaliser sur les aspects non pas formels mais conceptuels, nous avons donc étudié la saillance conceptuelle du préfixe, variable également très peu étudiée expérimentalement jusqu’ici, particulièrement en L2.

1.3. Opérationnalisation de la variable saillance conceptuelle dans le cadre de la morphologie constructionelle

La saillance conceptuelle est en rapport étroit avec l’iconicité morphosyntaxique. Nous tenterons de la définir en référence à ce cadre, dont l’un des traitements les plus ambitieux est représenté par la Morphologie naturelle de Kilani-Schoch & Dressler (2005, pour le français), où l’iconicité est un facteur structurant la morphologie flexionnelle du français et peut être motivée par des indices linguistiques indépendants de la fréquence. Comme le remarque Nobile (2014), dans son introduction du numéro spécial de la revue Langue française ‘Formes d’iconicité’, dans le domaine morphosyntaxique, la plupart des auteurs adoptent la distinction binaire entre iconicité diagrammatique (diagrammatic iconicity), conçue comme essentiellement morpho-syntaxique, et dans laquelle des rapports entre des signifiants représentent des rapports entre des signifiés, et iconicité figurative (imagic iconicity), conçue comme essentiellement phonologique. John Haiman (1985) est parti de cette opposition pour en proposer une seconde distinguant deux types d’iconicité diagrammatique : une iconicité d’isomorphisme, consistant dans la tendance universelle à faire correspondre chaque différence de signifiant à une différence de signifié (la rareté de synonymes parfaits en constitue un exemple), et une iconicité de motivation, consistant dans la tendance non universelle à utiliser directement des structures grammaticales comme des onomatopées, c’est-à-dire comme des images de leur signifié (par exemple le redoublement du signifiant pour représenter un redoublement, une répétition, une pluralisation ou une intensification du signifié).
L’étude de Kilani-Schoch & Dressler (2005) se concentre sur des domaines de la morphologie française qui se caractérisent par un double système flexionnel, c’est à dire ceux où un système variable et iconique est en compétition avec un système minimalement variable et donc peu iconique. Notre définition s’inspire de cette définition de l’iconicité, mais aussi, dans la mesure où nous nous référons à une iconicité de motivation, au paradigme de la corporéité cognitive (embodiment) et de l’énaction (Bottineau, 2014).
Afin d’opérationnaliser cette variable dans le cadre de mots préfixés du grec, nous prenons en compte le nombre d’acceptions de l’instruction sémantique, tel qu’il est donné par le Dictionnaire du grec ancien (Liddell, Scott, Jones, 1996) et le Dictionnaire du grec standard (1998) : à un grand nombre d’acceptions de l’instruction sémantique correspond une saillance (du préfixe) réduite et, inversement, à un nombre réduit d’acceptions de l’instruction sémantique correspond une saillance importante. Au fond, le nombre d’acceptions de l’instruction sémantique du préfixe n’est qu’un épiphénomène, puisque ce qui importe c’est le degré d’homogénéité de l’instruction sémantique du préfixe. En effet, des raisons diverses peuvent obscurcir l’instruction sémantique du préfixe ou du suffixe, par exemple au niveau du système, l’application de règles sémantiques de métaphore ou de métonymie à la base du mot construit avant l’application des Règles de Construction de Mots (Corbin 1987), ou bien, au niveau de l’usage, l’ajustement de l’instruction sémantique au sens contextuel.
Pour les buts de l’expérience présentée ci-dessous, nous faisons l’hypothèse que plus l’homogénéité de l’instruction sémantique du préfixe est élevée, plus la perception sémantique devient aisée de la part du sujet. Par conséquent, des préfixes comme υπο- et υπερ- ou προ- seraient plus saillants que απο- et δια-, étant donnée la différence en termes d’homogénéité de l’instruction sémantique, et donneraient lieu à un traitement différent (toutes conditions étant égales par ailleurs).

ÉTUDE EXPÉRIMENTALE DE LA COMPRÉHENSION DE MOTS PRÉFIXÉS DU GM EN LECTURE EN AUTO-PRÉSENTATION SEGMENTÉE
2.1. Variables étudiées : la saillance conceptuelle du préfixe et la transparence du mot complexe

La variable que ce travail vise à explorer est celle de la saillance conceptuelle du préfixe du mot construit ; cependant, étant donné que le préfixe n’est qu’une partie du mot complexe, sa saillance ne saurait être déterminée en dehors de la construction, c’est-à-dire indépendamment de la transparence du mot construit. Si l’on considère les préfixés, tous avec προ- : προηγουμένως ‘précédemment’, προπονητής ‘entraineur’, προνόμια ‘privilèges’ et προοπτική ‘perspective’ d’une part, et προκατασκευασμένο ‘préfabriqué’, προβλέπουμε ‘nous prévoyons’, προνήπιο ‘petite section de maternelle’ et πρόπερσι ‘l’année avant l’année dernière’, il est facile de constater que le sens des mots du premier ensemble est nettement plus difficile à prévoir que celui du second et que cette difficulté ne vient pas du préfixe, mais de l’opacité du sens du lexème construit (mot préfixé).
Ainsi, il apparait clairement que, si nous voulons étudier le rôle de la saillance, nous devons croiser ces deux variables (saillance du préfixe et transparence du préfixé) : de ce croisement entre les deux variables résultent les 4 types de stimuli que nous utilisons comme items critiques (cf. section ‘stimuli’) :
 Préfixe saillant dans un mot opaque, par exemple προνόμια ‘privilèges’ ou προαγωγή ‘promotion’ ;
 Préfixe saillant dans un mot transparent, par exemple υπεραγαπώ ‘aimer énormément’ ou προνήπιο ‘petite section de maternelle’ ;
 Préfixe non saillant dans un mot transparent, par exemple διαδίκτυο ‘internet’ ou επικάλυψη ‘revêtement’ ;
 Préfixe non saillant dans un mot opaque, par exemple επίδειξη ‘démonstration’ ou διαπρέπει, ‘il excelle’.

2.2. Sujets

16 participants, tous étudiants à l’École de Grec Moderne de l’Université Aristote de Thessalonique ont participé à l’expérience. Les apprenants suivaient la classe C2 (Γ2) de l’École et ont été testés vers la fin de l’année académique. Ils venaient des pays suivants : 5 de la Bulgarie, 3 de l’Ukraine, 3 de le Turquie, 2 de la Serbie, un de Congo, un de l’Autriche et un de l’Italie. Ils avaient séjourné en Grèce pour une durée moyenne de 42,8 mois, entre 2 et 5 ans pour la plupart, sauf un participant qui se trouvait en Grèce pendant 12 ans. Ils étaient tous volontaires pour passer l’expérience et n’ont pas reçu d’argent ou autre forme de rétribution.

2.3. Stimuli

Nous avons utilisé comme stimuli 64 phrases-contextes dont chacune contenait un item critique, c’est à dire l’item sur lequel portait le choix de nos participants (cf. procédure). Pour chaque phrase-contexte, deux items critiques ont été créés, le premier consistant et le second inconsistant, afin que les participants puissent effectuer la tâche, c’est-à-dire choisir entre les deux. Le tableau 2 donne des exemples pour chaque type d’item critique, accompagné de l’histoire-contexte qui le précédait. L’histoire-contexte était la plus simple possible, afin d’éviter qu’une interprétation erronée du contexte empêche nos participants de comprendre le mot-item critique. Cependant, étant donné que les préfixés (items critiques) que nous avons choisi de tester n’étaient pas des mots très fréquents, les histoires-contextes présentaient aussi une certaine complexité.
Il convient également de préciser que, si les items consistants étaient toujours conformes avec la condition expérimentale dans laquelle ils appartenaient en fonction des variables prises en compte dans cette expérience, ceci n’a pas été toujours possible pour les items critiques non consistants, où, parfois, la préservation du même préfixe, ou une certaine adéquation avec le sens de l’histoire-contexte a primé sur la préservation de la condition expérimentale. Ainsi, dans l’exemple :
(1) Παλιά για να φτάσει ένα γράμμα από τη μία χώρα στην άλλη ήθελε τουλάχιστον πέντε μέρες. Τώρα γίνεται αυτόματα, γιατί έχουμε το διαδίκτυο / διάστημα οù διαδίκτυο est l’item critique consistant et διάστημα l’item critique non consistant, l’item consistant est transparent alors que l’item non consistant est opaque.

2.4. Procédure et consignes

Les 64 phrases contenant les items expérimentaux étaient présentées aux sujets sur l’écran de l’ordinateur, selon la procédure de l’auto-présentation segmentée. L’ensemble du matériel est présenté sur un écran d’ordinateur avec fenêtre immobile, fragment par fragment. Les participants reçoivent l’instruction d’appuyer sur la barre d’espacement afin de faire avancer les fragments de la phrase : chaque nouvel appui sur la barre d’espacement entraîne l’apparition du fragment suivant (à droite) et entraîne la disparition du précédent, de telle sorte que les sujets ne puissent lire qu’un fragment à la fois. À la fin de la phrase (chute) apparaît l’item critique, c’est-à-dire le préfixé consistant ou inconsistant (voir tableau 1). La présentation de l’item critique en isolé est destinée à éviter que son temps d’exposition et de réponse n’inclue, outre la lecture du mot en cours, une éventuelle relecture des mots précédents. Les stimuli sont présentés et chronométrés à l’aide du logiciel DMDX (Forster & Forster, 2003).
La consigne orale donnée aux sujets attire leur attention sur le fait qu’ils doivent lire les phrases qui apparaissent fragment par fragment et qu’ils doivent répondre, le plus vite et le plus correctement possible, si le mot qui apparaît à la fin de chaque petite histoire (contexte) est en adéquation avec l’histoire-contexte : si il l’est, il faut appuyer sur le bouton (control) de droite, sinon, sur le bouton (control) de gauche.
Deux listes ont été créées pour cette expérience : dans la première liste, la moitié des 64 items critiques apparaissent dans leur modalité consistante et l’autre moitié dans leur modalité inconsistante. La deuxième liste est le ‘miroir’ de la première : les items critiques qui étaient présentés en modalité consistante avant, devenaient inconsistants et ceux qui étaient inconsistants dans la liste 1 devenaient consistants. Le tableau 1 donne quelques exemples d’items critiques consistants et inconsistants.

Tableau 1

2.5. Résultats

Une analyse de variance (ANOVA) a été réalisée sur les temps de réponse corrects, après avoir exclu les réponses trop brèves ou trop rapides, ainsi que les erreurs. Deux items critiques ont été exclus de cette analyse (επιχρυσωμένο - χρυσαφένιο et διακομματικές – πολυκομματικές), à cause d’un taux d’erreur important, aussi bien pour la condition consistante qu’inconsistante. L’analyse de variance a été effectuée sur les temps de réponse figurant sur le Tableau 2 et selon le plan expérimental S16 A2*L2*T2, où le facteur A représente la consistance (consistant vs non consistant) le facteur L la saillance (saillant vs non saillant) et le facteur T la transparence (transparent vs opaque). Vu le faible nombre de participants, le facteur liste n’a pas été inclus dans l’analyse.

Tableau 2 : Temps de réaction (TR) en millisecondes (ms) pour les 8 conditions expérimentales, et effets nets de consistance (NC-C). Les effets significatifs sont indiqués par un astérisque.

Tout d’abord, concernant les facteurs principaux, l’effet principal du facteur consistance est significatif, F1(1, 15) = 11.78, p<.01. L’effet principal du facteur transparence est aux limites de la significativité F1(1, 15) = 3.02. Concernant l’effet principal du facteur saillance, celui-ci est non significatif (F<1). Néanmoins, comme nous l’avons remarqué plus haut, ce qui est plus pertinent pour notre expérience est l’interaction entre la saillance et la transparence, interaction qui montre une tendance forte à la significativité, malgré le faible nombre de sujets, F1(1, 15) = 2.69. Après les effets principaux, nous avons procédé à des comparaisons planifiées, afin de déterminer dans quelle mesure la différence entre l’item consistant et l’item non consistant était statistiquement significative pour chacun des différents types de stimuli : l’analyse montre que si les effets de facilitation dus à la consistance étaient significatifs pour les items saillants, 519ms pour les items saillants et transparents, F1(1, 15) = 4.61, p<.05, et 770ms pour les items saillants et opaques, F1(1, 15) = 10.32, p<.001, ceux correspondant aux items non saillants ne l’étaient pas, respectivement 363ms pour les items non saillants et transparents, F1(1, 15) = 1.37 et -15ms pour les items non saillants et opaques, F<1.
L’analyse des erreurs n’a pas montré d’effet principal ou d’interaction significative et ne sera pas rapportée ici.

2.6. Interprétation des résultats

Dans cette expérience nous avons examiné l’effet de consistance, c’est-à-dire la facilitation au niveau du traitement, tel que celui-ci est reflété sur les temps de réponse (correcte), lorsque le contexte est consistant. En d’autres termes, nous avons essayé d’évaluer dans quelle mesure l’apprenant a compris la signification du dernier mot du contexte (item critique), en répondant correctement lorsqu’il fallait discriminer l’item consistant, qui correspondait donc au sens de la phrase, par rapport à un autre item non consistant, dont le sens ne correspondait pas au contexte. Cet item non consistant présente, néanmoins, les mêmes caractéristiques en termes de fréquence, préfixe, longueur. Il convient de reconnaitre qu’il s’agit d’une tâche assez difficile pour les apprenants, beaucoup plus exigeante qu’une simple présentation de mots en isolé, comme par exemple dans le cadre d’une décision lexicale.
Nos résultats montrent que les apprenants arrivent à discriminer entre les items consistants et non consistants et que cette discrimination est facilitée de manière significative pour les items saillants (519 et 770ms de facilitation), mais pas pour les items non saillants. L’apport majeur de cette expérience, malgré le manque de significativité statistique pour la variable saillance, consiste donc à montrer que cette variable, en combinaison avec la transparence de la construction, influence, dans le sens de la facilitation, le traitement en contexte. Dans la discussion générale nous aborderons les implications de ces résultats pour l’acquisition et le traitement en L2.

3. Discussion générale

Comme nous avons remarqué, malgré la très grande quantité d’études en ligne sur le traitement morphologique, peu de chercheurs ont traité la question de l’acquisition de la morphologie lexicale en L2, et encore moins la question de la segmentation morphologique durant l’acquisition du lexique et ses éventuels bénéfices. Ceci peut être mis au compte du désintérêt d’un domaine (SLA) pour des langues éloignées de l’anglais, comme celles ayant une morphologie riche (Anastassiadis-Symeonidis & Mitsiaki, 2010). De surcroît, lorsque les chercheurs explorent la question de la morphologie lexicale en L2, ils le font rarement à travers de protocoles qui prennent en compte le contexte : certaines études (par exemple, Lowie, 2005 ; Dal Maso & Giraudo, 2014 ; les deux en L2 ; Giraudo & Dal Maso, 2016, en L1) examinent le rôle de variables comme la productivité de l’affixe, mais rares sont celles qui testent les items expérimentaux sous des conditions correspondant aux conditions réelles d’occurrence, c’est-à-dire dans de vraies phrases. Notre étude, concomitante à une prise de conscience relativement récente de la part des chercheurs, à savoir qu’entre l’approche bottom-up et top-down des études en ligne il peut y avoir des positions intermédiaires, contribue à combler ce vide.
Notre étude a examiné, à travers un protocole de lecture en auto-présentation segmentée, dans quelle mesure l’information contenue dans les morphèmes aide l’apprenant du GM L2 à choisir le mot adéquat par rapport au contexte présenté en amont. De ce point de vue donc, la segmentation morphologique comporte deux volets : celui du traitement d’abord et celui de l’évaluation de la signification du mot ensuite, c’est-à-dire dans quelle mesure le mot est compatible avec le contexte, ce qui rend la tâche plus difficile pour l’apprenant.
Nos résultats montrent une facilitation pour les conditions de consistance (par rapport aux conditions d’inconsistance), mais cette différence est statistiquement significative uniquement lorsque les items critiques portent un préfixe saillant, qu’ils soient transparents (par exemple, υπέρβαρος ‘en surpoids’, προβλέπουμε ‘nous prévoyons’) ou opaques (par exemple, προπονητής ‘entraineur sportif’, υπερβάλλω ‘exagérer’, προχωρούν ‘ils avancent’). Les mots (items critiques) comportant un préfixe non-saillant n’arrivent pas à induire de facilitation, même lorsqu’ils sont transparents (επιγραφή ‘légende, inscription’, διακίνηση ‘trafic’ ou επίδραση ‘influence’). Ces résultats ont plusieurs implications :
a) l’apprenant utilise la segmentation lorsqu’il doit interpréter un mot qu’il ne maîtrise pas parfaitement, dans le deux sens que nous venons de donner : tout d’abord, dans le sens de l’extraction de l’information qui se trouve dans le mot construit, mais aussi dans le sens de l’évaluation de l’interprétation qu’il convient d’attribuer au mot construit tel qu’il est employé dans la phrase ;
b) cette segmentation ne donne pas toujours le même résultat, en termes de bénéfice de traitement/évaluation : les mots construits où le préfixe est saillant conduisent l’apprenant à discriminer plus facilement entre mot consistant et inconsistant (par exemple, entre υπερασπίζομαι et υπεραμύνομαι), en revanche les items non saillants ne conduisent pas à une facilitation ;
c) la facilitation concerne les items saillants qu’ils soient transparents ou opaques, ce n’est donc pas la transparence per se qui influence les temps de réponse. Le rôle de la transparence pourrait donc être en rapport avec celui de la saillance du préfixe ;
d) dans le cas des mots construits opaques dont le préfixe n’est pas saillant (par exemple, επίδειξη ‘démonstration’, διαμονή ‘séjour’, διαπραγμάτευση ‘négociation’), nous observons qu’aucun effet de consistance n’est obtenu, ce qui suggère que les apprenants ont du mal à détecter correctement l’instruction sémantique du préfixe ainsi qu’à évaluer correctement la cooccurrence entre forme et contenu (Anastassiadis-Symeonidis & Mitsiaki, 2010 ; Bybee, 1985 ; 1988 ; 1995).
Par conséquent, la segmentation que notre étude démontre n’est en aucun cas une segmentation ‘aveugle’, c’est-à-dire émanant d’un mécanisme traitant les mots de manière indifférenciée et indépendamment de leurs caractéristiques, comme celui que postule l’approche décompositionnelle du traitement morphologique (par exemple, Rastle et al., 2004 ; Duñabeitia, Dimitropoulou, Morris & Diependaele, 2013). Si tel était le cas, nous aurions dû obtenir des temps de réponse et des effets de consistance à peu près similaires pour les quatre types de stimuli ou au moins pour les trois premiers (le cas des non saillants et opaques pouvant être considéré comme un cas à part).
Les résultats de cette expérience viennent s’ajouter à une longue liste de données expérimentales (par exemple, pour les préfixes du français L1 : Giraudo & Voga, 2013a ; pour les suffixés de l’italien L1 : Giraudo & Dal Maso, 2016 ; pour les suffixés de l’italien L2 : Dal Maso & Giraudo, 2014 ; ou encore en amorçage inter-langue grec-français : Voga 2014 ; 2015 ; Voga & Giraudo, sous presse) qui réfutent les prédictions du modèle décompositionel, mais qui sont en revanche tout à fait compatibles avec l’approche de la Morphologie Constructionelle de Corbin (1987), de Bybee (Νetwork Model, 1985 ; 1988 ; 1995) et de Booij (2010 ; 2015), pour qui l’extraction de l’information contenue dans les différentes parties du mot n’est pas subordonnée au découpage obligatoire et aveugle en morphèmes. Aussi, nos données sont compatibles avec tout modèle de compétence et de fonctionnement attribuant une place aux niveaux centraux du système et notamment aux aspects conceptuels, par exemple le RHM (Kroll & Stewart, 1994 ; Kroll et al., 2010) qui distingue entre le niveau lexical et le niveau conceptuel, avec les connexions qui deviennent de plus en plus nombreuses et marquées entre le niveau lexical et le niveau conceptuel au fur et à mesure de l’acquisition de la L2.
Enfin, le fait que nos apprenants du GM, langue morphologiquement riche, se montrent sensibles à la saillance du préfixe des mots construits devrait être pris en compte non pas uniquement dans l’enseignement, en enseignant par exemple d’abord les mots contenant des préfixes saillants et par la suite ceux avec des préfixes moins saillants, mais aussi au niveau de la manière dont on envisage la recherche sur l’acquisition et le traitement de la morphologie lexicale : de ce point de vue, la compétence du locuteur L2 ne correspond pas forcement à la compétence du locuteur natif, expert en lecture/compréhension de texte, autrement dit, le traitement qui sous-tend l’accès lexical n’est pas nécessairement identique du point de vue des variables qui l’influencent, ni du poids que représente chacune d’entre elles.


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