Revue Méthodal

Méthodologie de l'enseignement-apprentissage des langues

Jean-Jacques Rousseau et Jean Piaget : développement cognitif, apprentissage empirique

Ourania SIROPOULOU, École Expérimentale de l'Université Aristote, Grèce


Résumé
Dans cet article, on va tenter une approche comparative entre les théories du philosophe français Jean-Jacques Rousseau – dans ses thèses concernant l’évolution spirituelle et cognitive – et les quatre étapes évolutives de la pensée selon Piaget : sensorielle-cinétique, de pré-raisonnement, de raisonnement et de pensée d’abstraction ou raisonnement formel. Tous les deux tracent le chemin cognitif et son épanouissement chez l’enfant, de sa naissance à son adolescence, temps pendant lequel les facultés cognitives fondamentales et la perception sensorielle apparaissent et engendrent l’expérience. L’apprentissage empirique constitue, à son tour, le fondement de toute théorie concernant l’éducation et l’application des méthodes éducatives actuelles, comme l’enseignement centré sur l’apprenant, l’apprentissage différencié et les techniques d’enseignement participatif. Un examen rétrospectif et comparatif entre ces deux théories fondamentales sur le développement cognitif de la pensée humaine et l’apprentissage empirique nous semble alors opportun.
Rousseau dans son œuvre pédagogique Émile ou De l’éducation, présente l’exemple de son disciple imaginaire, dont il suit lui-même le parcours en tant qu’enseignant, observateur, chercheur, jusqu’à ce que son élève devienne adulte, essayant de capturer le processus évolutif du développement mental pendant la période de temps correspondante et dans un environnement particulier, celui de la nature.
Un siècle plus tard, Jean Piaget (qui fut responsable de l’Institut Pédagogique de Genève « Jean-Jacques Rousseau ») considère que l’apprentissage et le développement cognitif, sont deux éléments dépendants et interdépendants du milieu social auquel l’enfant est élevé et approche la question du processus mental attirant l’attention sur la période entre la naissance et l’adolescence, soulignant lui aussi le rôle du milieu social sur le développement mental de l’homme.
Il s’agit de deux processus d’approche et d’objectifs différents, puisque Piaget décrit l’évolution dans l’environnement social et Rousseau dans celui de la nature, pourtant les axiomes sont communs et l’influence de Rousseau sur Piaget est bien claire.


Abstract
This article considers the views of the French philosopher Jean-Jacques Rousseau regarding cognitive development and learning, and to draw parallels with senso-kinetic, early reasoning, reasoning, abstract thinking, and formal deduction stages in Piaget’s theory — since both views describe the cognitive development of children from birth to adolescence, a period during which the fundamental cognitive processes modulate experiential learning.
Experiential learning is in turn the basis of all modern educational theories and applications of student-centric teaching, differentiated learning, and participatory teaching methods. A comparative overview of these two basic theories was deemed timely in order to comprehend more fully the evolutionary process of human thinking and the need to support experiential learning in the educational process.
The French philosopher, Jean-Jacques Rousseau, in his pedagogical work Émile ou De l’éducation, shows the practical example of an « imaginary » disciple whom he follows as teacher, observer, and researcher until adulthood, trying to record the evolutionary process of cognitive development in nature, over time. A century later, Jean Piaget, in his theory regarding learning and intellectual development, considers them intertwined and dependent upon the environment in which the child develops. It is noteworthy that Piaget (who was in charge of the Jean-Jacques Rousseau Pedagogical Institute of Geneva) focuses on intellectual development between birth and adolescence, underscoring the role of the social environment in cognitive development in humans.
Different approaches and different goals, since Piaget describes evolution as it occurs within the social environment, while Rousseau as it happens in nature ; yet common axioms and the influence of Rousseau on Piaget is clear.


Dès l’époque archaïque la question de processus intellectuel qui conduit l’esprit humain à l’apprentissage avait préoccupé les philosophes et les pédagogues mais bien plus tard, pendant le siècle des Lumières, on avait donné une valeur particulière à l’éducation comme moyen de perception de l’état socio-culturel contemporain.

J.-J. Rousseau, dans son manuel pédagogique Émile, présente sa propre proposition pédagogique ; il y développe les facteurs de l’intelligence humaine, fait l’inventaire des étapes du développement de celle-ci et s’attire ainsi le blâme de ses contemporains. Bien que certains tiennent ses idées pour extrêmes et anti-pédagogiques, d’autres, comme Pestalozzi et Montessori, les approuvent et, après avoir fait les adaptations nécessaires, les mettent en pratique, en proposant un processus d’apprentissage basé sur les besoins des apprenants et visant à l’application d’une méthode empirique.

On va tenter de mettre en parallèle les positions de Rousseau et les étapes proportionnelles du développement des facultés intelligentes chez l’homme présentées par Piaget, puisqu’on y distingue une influence évidente et que les positions physiocratiques du premier constituent le préambule des théories génétiques du second.

À la base de la pyramide de l’apprentissage empirique chez l’homme, pendant sa petite enfance, on trouve ses besoins biologiques et ses inclinations naturelles qui provoquent des sensations et des expériences sensitives grâce auxquelles sa pensée évolue. Si, aux sensations, on ajoute la perception, on a une évolution de l’imagination et de la mémoire, une mémoire qui est étroitement liée à la compétence perceptive, qui crée l’expérience et qui s’unit au vécu personnel, donc à l’apprentissage empirique. À l’étape suivante, pendant l’enfance, la faiblesse de l’homme, celle de satisfaire son désir d’agir en mettant en valeur ses propres forces et ses habiletés personnelles, fait preuve du besoin de soutien d’un éducateur, dont l’intervention lui sert d’appui pour réussir une mobilisation personnelle et assumer une initiative ; il s’agit donc de nouveau d’une expérience. Ensuite, pendant l’adolescence qui constitue le sommet de la pyramide du développement intellectuel humain, le contrôle de la pensée, le besoin d’agir et la force, apparaissent sous d’une forme de besoin personnel de participation active qui pousse à un apprentissage empirique ultérieur. Enfin, la dernière étape, selon Rousseau et Piaget, n’apparaît qu’à la fin de l’adolescence.

Sensations, naissance et évolution du processus intellectuel. Première étape évolutive : la pensée sensorielle-cinétique

Rousseau ne donne pas de définitions ; il présente un exemple pratique, un élève imaginaire, de sa naissance à son adolescence, période pendant laquelle le pédagogue observe l’évolution intellectuelle du jeune apprenant et en décrit les étapes de développement. Rousseau identifie le nouveau-né à l’homme primitif, celui qui n’a subi aucune aliénation due à son entourage social et ne possède que des gènes purs, qualités dont l’élaboration et le développement dépendent du milieu naturel ou social où il vivra ; alors ces deux facteurs, hérédité et milieu, sont liés l’un à l’autre et sont interdépendants.

Quand Rousseau souligne que l’éducation naturelle impose l’exercice des « inclinations et des qualités naturelles qui modifient l’homme en être naturel » (Rousseau, Émile, 1960 : 212-213), il semble être influencé par Démocrite, pour qui la nature et l’éducation sont très proches parce que « l’éducation transforme l’homme en être naturel » (Diels & Kranz, 1961 : Tome 2, 68Β33).

Jean-Jacques insiste sur le fait que le maître doit conduire son disciple au contact direct avec les choses qui l’entourent de sorte qu’il facilite les inclinations naturelles de l’enfant à apparaître, qu’il le conduit à s’occuper de ce qui lui fait plaisir, qu’il aide ses qualités naturelles ou héréditaires à se révéler. D’après Rousseau, il s’agit de l’étape de développement biologique des sensations naturelles, lors de laquelle l’enfant prend conscience de son « moi », est conduit à l’usage de ses organes, de ses qualités naturelles et subit des épreuves qui concernent ses sensations.

À l’étape de la perception sensorielle cinétique ainsi qu’à l’étape suivante, celle de la pensée de pré-raisonnement selon Piaget, Rousseau pense que l’enfant doit exercer « son corps, ses organes, ses forces, rester libre à suivre ses sensations, puisque son esprit évolue d’un rythme très lent » (Rousseau, Émile, 1960 : 410). Cette méthode inactive, loin de rendre le jeune passif, lui offre l’occasion de suivre son évolution personnelle et d’acquérir des connaissances spontanées, inconscientes, empiriques. (Rousseau, Émile, 1960 : 79-84).
Cette éducation naturelle, l’exercice des inclinations naturelles et des qualités héréditaires, n’est que l’éducation naturelle à laquelle se rapporte Démocrite, pour qui « la nature et l’éducation se trouvent tout près l’une à l’autre » (Diels & Kranz, 1961 : Tome 2, 68Β33). La connaissance à cette étape provient du contact immédiat avec les choses qui produisent un besoin véritable, un plaisir, si bien que le sentiment qui en résulte constitue une expérience.
Pour Aristote « la sensation résultant du mouvement et de la passion, semble être déjà une altération » (Αριστοτέλους, Περί ψυχής, 1954 : 416 b32-35) ; en donnant à la notion d’ « altération » le sens de « changement », on l’appellerait « expérience ». Éducation par expérience dans un milieu naturel parce que « la réaction sentimentale qui provient de la comparaison progressive des sensations, de la vue au toucher et au mouvement, le conduiront à commencer inconsciemment à juger les distances », (Rousseau, 1960 : 44-45), à acquérir sa propre expérience. « La nature » chez Rousseau, tout comme chez Héraclite, (Diels & Kranz, 1961 : Tome 1, 22 Β12), « se fait connaître à travers les sensations ».
Jean Piaget, d’après sa théorie concernant l’apprentissage et le développement mental de l’enfant, semble être influencé par son prédécesseur, Rousseau, puisqu’il considère que l’intelligence est un mécanisme dynamique qui s’édifie progressivement en se basant sur l’hérédité, tout en suivant le cours et l’évolution que le milieu lui fixe. Il décrit le développement mental de l’enfant en le divisant en quatre étapes, de la naissance à l’adolescence. Pendant la première étape, de la naissance à deux ans, appelée période de pensée sensorielle-cinétique et considérée comme une étape de mouvements simples et de perceptions sensorielles, l’enfant commence à percevoir le monde qui l’entoure à travers et à l’aide de ses sensations... (Πιαζέ, 1979), Piaget souligne donc l’impossibilité chez l’enfant de s’exprimer avec aisance. L’homme commence son cheminement vers l’apprentissage, muni de caractéristiques particulières individuelles et manifestement héréditaires, alors qu’à l’aide des sensations, il ne conçoit d’abord que ses besoins biologiques.
Il s’agit de l’étape primaire de l’apprentissage empirique, au cours duquel, d’après Rousseau, l’homme ne doit satisfaire que ses besoins naturels et n’exercer que ses habiletés et inclinations naturelles, étape qui constitue le préambule de la théorie génétique de Piaget. Les besoins et les inclinations naturels provoquent des expériences grâce auxquelles évolue la perception sensorielle et elles constituent le fondement de l’apprentissage empirique.

Expériences vécues et évolution du processus intellectuel. Seconde étape évolutive de la pensée : le pré-raisonnement

Rousseau incite à laisser l’enfant aussi longtemps que possible dans son état naturel, à « favoriser ses jeux, ses plaisirs, son instinct » (Rousseau, 1960 : 61-62) puisque le temps consacré à ces processus est considéré comme temps gagné. L’enfant, au contact direct avec son milieu naturel, avance lentement, en suivant l’évolution de sa propre force corporelle et son progrès spirituel. Les images qu’il fixe grâce à ses sensations ainsi qu’à sa perception tracées dans sa mémoire, constituent une force achevée, celle de l’imagination.
Sur ce point, il faut mentionner l’influence de Malebranche sur Rousseau : « l’entendement est celui qui s’imagine des objets absents et conçoit des objets présents ; les sensations et l’imagination ne constituent que la perception des objets par les organes corporels » (Malebranche, 1965 : Tome 1, Livres 1-3:4). Pour Rousseau, l’imagination survit seule quand, après l’expérience des sensations, elle vient – jusqu’à un certain point – les remplacer (Rousseau, 1960 : 7-9). À mesure que l’homme s’aperçoit des changements autour de lui – ce qui constitue sa faculté intelligente –, à son imagination s’ajoute sa mémoire, qualité aussi naturelle, innée et non pas acquise selon Rousseau et Plotin (Πλωτίνος, 2000 : Τόμος 4.3.25, 7-25). L’entendement n’est donc pas identifié à la mémoire mais uni à la mémoire, il s’agit de nouveau d’expérience. Rousseau suit l’avis de Plotin, (Πλωτίνος, 2000 : Τόμος 4.3.25, 7-25) et croit que la mémoire est une qualité innée et non acquise, qu’elle se développe à mesure que l’homme s’aperçoit des changements autour de lui – ce qui constitue une fois de plus sa faculté intelligente – et qu’en suivant ces changements, il conçoit l’avant et l’après des choses, les rétablit à l’aide de sa mémoire et a donc l’aptitude de mémorisation. Avant l’âge de la raison, Rousseau constate une apparente facilité d’apprendre chez l’enfant. Pourtant celui-ci n’est capable de retenir que les images des objets sensibles – les sons, les figures, … donc les sensations auditives et visuelles – car sa mémoire est passive et ne peut concevoir des idées abstraites (de volume, de longueur, etc.) ni comparer ou juger, car son entendement est imparfait (Rousseau, 1960 : 53-58 & 59-60).

À propos du vocabulaire, l’avis de Rousseau diffère de celui de Piaget, (pour qui à cet âge enfantin l’élève « a conquis toutes les règles fondamentales de grammaire et de syntaxe qui appartiennent aux adultes et sont utilisées pour la communication » et « l’objet principal de son développement concerne l’enrichissement de son vocabulaire » (Πιαζέ, 1979). Car Jean-Jacques pense que le raisonnement logique qui s’exprime par le langage, inutile chez l’homme primitif, devient indispensable dans la société. À l’âge enfantin, le lexique doit comprendre une terminologie restreinte et la correspondance entre mots et idées doit être directe, puisque l’enfant pendant cet intervalle de temps ne prononce bien que les paroles dont il conçoit complètement le sens, sans pourtant comprendre tous les mots qu’il répète (Rousseau, 1960 : 53-58). À cet âge, Rousseau propose un vocabulaire restreint, une économie en parole communicative car des grimaces, des signes, un mouvement, un cri qui accompagnent des mots, suffisent pour exprimer clairement un sens. Le développement du vocabulaire dont parle Piaget constitue pour Jean-Jacques un temps perdu parce que l’enfant, à cet âge, mémorise ; il va donc vite tout oublier (Rousseau, 1960 : 106-107).
À cette deuxième étape, celle du pré- raisonnement selon Piaget, l’enfant explorant le monde qui l’entoure peut concevoir un objet même quand celui-ci est absent ; il réussit à représenter une suite de figures en utilisant un symbole relatif (Πιαζέ., 1979). Par le développement de sa force mentale, l’homme réussit à concevoir ce qui se passe autour de lui mais de surcroît, à ses sensations, s’ajoutent la compréhension, l’imagination et la mémoire si bien qu’il acquiert la faculté de projection de ses expériences vécues dans l’avenir ou le passé, respectivement.
Quand la faculté de conception s’unit à la mémoire, il s’agit de nouveau d’expérience. À cette étape, l’expérience seule du vécu personnel peut être mémorisée ; c’est ici qu’on va placer le fondement de l’apprentissage empirique.

Acquisition des habiletés intelligentes empiriques et application dans le présent actuel. Troisième étape évolutive de la pensée : le raisonnement

À l’âge de scolarité, selon Rousseau, le raisonnement logique s’éveille et c’est ainsi que l’enfant commence à acquérir la compétence de comparer les objets autour de lui, de les classer à l’aide de sa réflexion, d’être conduit à des conclusions à travers des raisonnements logiques, aux deux conditions suivantes : l’objet de sa réflexion doit être concret et le temps pendant lequel se déroule le raisonnement doit n’être que le temps présent. À cette étape « ce qui compte pour l’enfant n’est que son état actuel et c’est à celui-ci donc qu’il fixe tout raisonnement et syllogisme » (Rousseau, 1960 : 106-107). « L’enfant, avant l’âge de la raison est incapable de percevoir et comparer des idées abstraites, il vit dans son présent actuel et ne peut enregistrer que ce qui se déroule dans sa propre sphère, dans son présent actuel » (Rousseau, 1960 : 63-64). À cause de l’incompatibilité entre ses désirs et son aptitude de les satisfaire, sans les compétences indispensables pour réfléchir, il est incapable de faire des projets et de réaliser ses rêves, de faire la projection de son présent dans le passé ou l’avenir.

À la troisième étape, celle du pré-raisonnement, Piaget soutient lui aussi que l’enfant grâce à son raisonnement acquiert des compétences mentales complexes. Pourtant ses fonctions intellectuelles ne peuvent se tenir que dans des objets réels et dans le présent (Πιαζέ, 1979).
Quand l’homme arrive à l’âge de la scolarité, il peut conduire sa pensée vers des raisonnements logiques limités à son présent. Convaincu alors de son incapacité de satisfaire son désir d’action par la seule mise en valeur de ses propres forces et habiletés, il ressent le besoin de soutien. À cette étape, le jeune a conscience d’une nécessité absolue, celle de l’intervention, du soutien d’un éducateur qui, d’un côté, le mobilisera et le conduira à commencer à prendre des initiatives conscientes et, de l’autre, jouera un rôle actif important dans la pratique éducative. Il s’agit de la période d’assimilation des convictions, celle de l’apprentissage empirique à travers la mobilisation et l’initiative individuelles qui est considérée comme indispensable, pour que les fondements de l’apprentissage formateur du jeune apprenant soient mis en valeur.

Projection des habiletés intelligentes empiriques dans le passé et dans l’avenir. Quatrième étape évolutive de la pensée : l’abstraction ou le raisonnement formel

Rousseau donne une bien grande importance aux données mentales et à l’éducation avant l’âge de douze ans et aborde avec une précaution particulière l’épanouissement mental et corporel de l’enfant jusqu’à cet âge. Ses pas sont lents et attentifs, tout comme l’évolution de l’enfant. Jean-Jacques considère que toute démarche précipitée est désastreuse, il propose donc un ralentissement, dans la mesure du possible, avant le passage à l’étape suivante.
Quand l’élève entre à l’âge de l’adolescence, il peut alors consciemment sortir de sa sphère personnelle pour dominer sa pensée et concevoir des objets absents. Son imagination suit des rythmes d’épanouissement vertigineux, il peut faire la projection de son état présent dans le passé et l’avenir, si bien qu’il peut concevoir des idées abstraites. Il peut dorénavant employer sa mémoire et s’en servir pour imaginer des objets absents.

Rousseau pense que chez l’adolescent l’imagination ne provoque plus les mêmes sentiments puisqu’elle l’empêche d’être « tout entier à son être actuel » (Rousseau, 1960 : 175-176) ; elle l’arrache de sa sphère personnelle et de son présent actuel. D’après Aristote, « quand les choses sensibles ne sont plus présentes les sentiments et les images se conservent dans les organes sensoriels » (Αριστοτέλους, 1954 : 425b, 24-25). À ses douze ans « l’enfant a une manière d’être fixé par ses rapports avec les choses » (Rousseau, 1960 : 87-88), son temps est alors matériel et Rousseau considère que le moment pour que le disciple ait une idée de son être social c’est-à-dire « des rapports d’homme à homme et de la moralité des actions humaines » (Rousseau, 1960 : 87-88) est arrivé, c’est donc le moment de son entrée dans la société et de la conception de son propre « moi » qui devient dorénavant collectif. Rousseau considère qu’à cette étape la formation de l’adolescent est également très importante ; pourtant, il met en face de lui un jeune adolescent dont les caractéristiques intellectuelles sont bien différentes. Son disciple est un homme élevé dans la nature.

À la quatrième étape, période de la pensée d’abstraction ou, d’après Piaget, du raisonnement formel, l’individu filtre et vérifie ses pensées, les notions abstraites, les symbolismes, les suppositions et l’imagination acquièrent leur forme. (Πιαζέ, 1979). À l’âge de l’adolescence, l’homme peut dorénavant maîtriser sa pensée par rapport à lui-même ainsi que face à tout ce qui se passe autour de lui, il acquiert la force d’agir, il désire et il peut passer à l’action en mettant en pratique tout ce qu’il a appris jusqu’alors. L’expérience apparaît sous la forme du besoin de participer activement, d’une avidité d’apprendre, qu’on appelle besoin de participation au processus éducatif, ce qui donne l’impulsion pour un apprentissage empirique ultérieur.

Conclusions

Piaget exprime la base théorique de ses pensées en ayant comme critère, et souvent comme point de repère, les principes de Rousseau. Même si leurs objectifs semblent différents – Rousseau désire former l’homme de la nature tandis que Piaget s’occupe de la théorie des possibilités de l’homme qui doit réussir à satisfaire ses besoins dans la société où il vit –, tous les deux se réfèrent à la perception sensorielle comme point de départ du développement mental. L’évolution de l’intelligence cognitive, le passage par étapes de l’état de manque de communication par la langue à celui de la création des images et le développement simultané de l’imagination, de la découverte d’un vocabulaire restreint à l’utilisation d’un vocabulaire enrichi, du passage des raisonnements concrets et de leur organisation en un système unique dans la sphère du présent à la mémoire sélective, à l’imagination et au contrôle de la pensée.
Ce que Piaget exprime en théorie, Rousseau le met indirectement en pratique par son engagement complet envers son élève imaginaire. Comme les pas du pédagogue sont conformes aux possibilités et aux besoins de l’apprenant, à chaque étape de la croissance il se concentre sur les réactions de son disciple. Quand Rousseau propose l’environnement naturel (et comme tel il ne définit que l’état de l’homme primitif dans la nature, loin de toute structure complexe de la société), son objectif est le développement de l’homme universel, un homme qui pourra vivre idéalement partout sur Terre, pleinement heureux. Cet élément semble avoir bien occupé ses prédécesseurs, qui ont eux aussi souligné le rôle particulier de l’environnement social sur le développement mental de l’homme.

Soulignons que Piaget, tout comme Rousseau, arrive à des conclusions qui s’appuient sur l’apprentissage individualisé et nullement sur l’éducation collective. Jean-Jacques, met en pratique ses thèses sur son élève imaginaire ; Piaget sur son propre enfant. Leurs propositions contiennent donc des restrictions puisque tous les deux peuvent retenir les expériences de leurs élèves ou aménager le vécu de ceux-ci. Bien que leurs limites soient évidentes, leur théorie au sujet de l’éducation empirique et son application par des méthodes d’apprentissage et des systèmes éducatifs divers, préoccupent remarquablement les pédagogues de nos jours ainsi que les psychologues, portant sur scène des propositions telles que les techniques d’apprentissage différencié, l’enseignement participatif et l’enseignement centré sur l’apprenant qui s’appuient sur l’éducation empirique et sont proposées tant aux élèves, (Κόκκος, 1999) qu’aux adultes (Dewey, 1980). Dewey soutient ainsi que tout homme peut être situé dans un processus continu de développement dans la mesure où la formation qu’il a reçue précédemment a établi les bases appropriées. Les bases essentielles auxquelles il se réfère, concernent le développement et l’évolution de la fonction mentale et de la faculté cognitive et leur élaboration suivant le critère de l’éducation empirique qui constitue le fondement de l’apprentissage formatif.

Les théories de l’induction de Knowles, du changement social de Freire, de la transformation de l’apprentissage de Mezirow, du cycle d’apprentissage de Kolb (Κόκκος, Α. 2005), malgré leurs différences, présentent l’importance de l’apprentissage empirique comme un point de référence commun ; le cycle de l’apprentissage empirique s’ouvre et se referme à côté du cycle de la vie humaine.