Le choix, la didactisation et l’organisation des ressources en anglais langue étrangère par les enseignants du secondaire en France : vers un genre professionnel
Margaret BENTO, Université Paris Descartes, Laboratoire EDA, France
Résumé
En France, l’évolution des ressources en fonction des préconisations méthodologiques officielles est identifiée comme un point nodal pour les pratiques de classe. Les recherches montrent que, dans une perspective actionnelle, les documents authentiques devraient être privilégiés et qu’ils devraient être organisés selon une logique de documentation. Dans cet article, on s’interrogera sur les critères qui guident la sélection d’une ressource chez les enseignants d’anglais du secondaire en France. Quelles sont les ressources privilégiées ? Comment sont-elles organisées au sein des séquences pédagogiques ? Quelles didactisations subissent-elles ? À partir de journaux de bord, d’entretiens individuels et d’entretiens d’explicitation collectifs avec des professeurs d’anglais du secondaire, une analyse de contenu des discours a été menée afin de déterminer le genre professionnel des enseignants quant aux ressources utilisées, leur organisation et les techniques de didactisation mises en œuvre.
Conviction professionnelle - Didactisation - Document authentique - Genre professionnel
Abstract
In France, the evolution of resources based on methodological recommendations institutional is a nodal point for classroom practices. Research has shown that, in action-oriented approach, authentic documents should be used and should be organized according to documentation logical. In this article, we will try to find out more about the selection of resources by secondary school teachers. What are resources preferred ? How are resources organized in training sequences ? How are resources transformed ? On the basis of logbooks, individual and group interviews with secondary school teachers, a thematic content analyses have been done in order to identify the professional genre of teachers.
1. INTRODUCTION
En France, dans les années 2000, est apparue, en didactique des langues étrangères, une méthodologie dite actionnelle engendrant une évolution des pratiques de classe (Conseil de l’Europe, 2001). Soumis aux instructions officielles, les supports et les pratiques ont été orientés par ces prescriptions (Bulletin Officiel, 2005 et 2010) qui indiquent de « proposer à tous les niveaux une langue authentique » et d’« exploiter toutes sortes de documents authentiques (son, image, vidéo) et actuels ». Parallèlement, les recherches montrent que, dans une perspective actionnelle, les documents authentiques, c’est-à-dire qui ne sont pas initialement destinées à un usage d’enseignement ou d’apprentissage, sont effectivement privilégiés et qu’ils sont organisés selon une logique de documentation (Bento, Riquois, Beauné, 2015b ; Puren 2013).
Malgré le grand nombre de discours et de préconisations à propos des ressources pour l’enseignement, les recherches actuelles en didactique des langues donnent peu d’éléments à propos des pratiques effectives des enseignants quant à leurs choix de ressources pour la constitution des séquences pédagogiques. Compte tenu des préconisations qui sont faites, on peut faire l’hypothèse que les enseignants privilégient des ressources non didactisées et une organisation de type « logique documentation ». L’utilisation de « documents authentiques », préconisée par les programmes, conduit à se demander quel travail de transposition didactique effectuent les professeurs pour rendre ces matériaux accessibles à leurs élèves et pour en faire de véritables leviers pour l’apprentissage. Dans cet article, on s’interrogera sur les critères qui guident les enseignants d’anglais pour la sélection des ressources. Quelles didactisations subissent-elles ? Comment sont-elles organisées au sein des séquences pédagogiques ?
La recherche menée entre dans le cadre plus large du projet ReVEA (Ressources vivantes pour l’enseignement et l’apprentissage) portant sur l’usage des ressources par des enseignants du secondaire en France. Centrée sur les critères de sélection et de transformation des ressources, il apparaît que cette recherche permet aussi d’approcher des questions portant sur le genre professionnel (Clot et Faïta, 2000).
2. CONTEXTE ET CADRE DE RÉFÉRENCE
Cette recherche prend pour cadre la notion de « genre professionnel » telle qu’elle est caractérisée par Clot et Faïta (2000 : 13).
[O]n peut la définir comme un genre qui installe les conditions initiales de l’activité en cours, préalables de l’action […] Donné à recréer dans l’action, ces conventions d’action pour agir sont à la fois des contraintes et des ressources. Elles ont le caractère d’un prémédité social en mouvement qui ne relève pas de la prescription officielle mais qui la traduit, la « rafraîchit » et, si nécessaire, la contourne. Il existe des types relativement stables d’activités socialement organisées par un milieu professionnel au travers desquels le monde de l’activité personnelle s’accomplit, se précise, dans des formes sociales qui ne sont pas fortuites, ni d’un seul instant, qui ont une raison d’être et une certaine pérennité.
Le genre professionnel devient une source de développement professionnel, notamment pour les enseignants novices qui acquièrent des gestes du métier. Cicurel (2013 : 31) précise qu’ « être enseignant, c’est faire partie d’une communauté professorale, c’est-à-dire faire partie d’un métier qui a ses gestes et ses pratiques ». Le genre professionnel renvoie à un ensemble de « schèmes sociaux d’utilisation », c’est-à-dire qu’il y a une inscription dans la mémoire impersonnelle du collectif professionnel (Clot, 1999). Goigoux (2007) précise que les « schèmes d’utilisation [d’une ressource] résultent d’une construction personnelle et de l’appropriation de schèmes professionnels préexistants ». Selon Clot et Faïta (2000 : 11), le genre professionnel constituerait la partie « sous-entendue de l’activité », « des évaluations communes » qui organisent l’activité des enseignants. Le genre professionnel « organise les attributions et les obligations […] Il règle non pas les relations intersubjectives mais les relations interprofessionnelles […] » (Clot et Faïta, 2000 : 14). Les enseignants possèdent des représentations, un modèle, un idéal d’enseignement auxquels ils se conforment (Cicurel, 2013 : 28). Ces convictions professionnelles nourrissent le genre professionnel. C’est l’organisation de l’activité qui est invariante et non l’activité elle-même. Ce schème renvoie donc à une classe de situations et non à des situations singulières. « Cette organisation de l’activité est souple, puisque […] la compétence ne consiste pas à répéter perpétuellement le même mode opératoire, mais à s’ajuster aux circonstances pour que l’action soit finement adaptée. Mais cet ajustement ne peut se concevoir que parce que l’organisation de l’activité comporte une bonne part d’invariance. La dimension invariante de l’organisation de l’activité représente la part généralisable de l’action » (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006 : 153).
Je me suis particulièrement intéressée, dans l’analyse des discours des enseignants, à la dimension sociale du rapport aux ressources, commune aux membres d’un même milieu de travail. L’utilisation de ressources pour l’enseignement sous-tend plusieurs tensions qui s’articulent entre elles comme les exigences normatives, les prescriptions professionnelles, les contraintes organisationnelles, les situations d’enseignement et les conceptions de l’enseignant quant au travail de documentation.
3. CORPUS ET MÉTHODOLOGIE
Les analyses sur la détermination des ressources utilisées, leur organisation et les didactisations mises en œuvre sont issues de la triangulation de données recueillies à des moments, des lieux et auprès de différents enseignants (Denzin, 1978 ; Silverman, 2009). Même si cette recherche est exploratoire, la démarche entreprise permet d’augmenter la validité et la qualité des résultats obtenus. Le corpus est constitué :
– de 7 entretiens semi-directifs enregistrés menés auprès de 5 enseignantes exerçant en lycée général et technologique et 2 enseignantes exerçant en lycée professionnel. Le guide d’entretien était notamment composé d’une série de questions portant sur les caractéristiques personnelles et professionnelles des enseignants, leurs conceptions à propos des ressources, leurs choix et leurs utilisations de ces ressources. La méthodologie de l’entretien semi-directif favorise la prise de parole spontanée des personnes interrogées ; elle permet aussi d’être attentif aux détails faisant sens pour les enseignants participants : ces deux caractéristiques aident à faire émerger la complexité des objets étudiés ;
– d’un enregistrement d’interactions d’un groupe d’enseignants d’un lycée général dans le cadre du choix du sujet d’oral au baccalauréat. Cette observation a permis de voir émerger les pratiques effectives des enseignants ;
– de journaux de bord de l’activité de trois enseignantes lors de la préparation des séquences pédagogiques. Les enseignants notaient l’origine des ressources utilisées ou rejetées avec le cheminement qui a présidé la recherche ; l’intérêt des ressources retenues ou non ; les modifications apportées aux ressources avec les techniques utilisées ; l’organisation des ressources mais aussi les activités organisées autour des ressources. Huit séquences pédagogiques ont pu ainsi être recueillies ;
– de l’enregistrement d’une auto-confrontation collective permettant d’analyser l’activité humaine des collègues entre eux. Il s’est agi de présenter les entretiens individuels et les carnets de bord à un groupe de 5 enseignantes volontaires issues de lycées généraux et professionnels ayant participé à toutes ou parties des phases du recueil des données afin de déterminer ce qui se fait réellement ou non. Les participantes réagissaient aux éléments présents dans les entretiens et les carnets de bord permettant ainsi de confronter leurs représentations et de construire une culture commune. Je voudrais m’attarder quelque peu sur cette question d’auto-confrontation collective qui a eu lieu dans une démarche de recherche collaborative (Bednarz, 2013 ; Desgagné, 1997, 1998). Cette approche vise à concilier la recherche et la pratique en prenant en compte les savoirs d’expérience que les enseignants développent dans leur travail de tous les jours (Desgagné, 1998). Il s’agit donc de mener une recherche avec les enseignants (Desgagné et Bednarz, 2005) qui sont ici considérés comme des acteurs compétents. L’activité réflexive mise en place dans ce dispositif d’auto-confrontation collective a permis de construire un savoir lié à la pratique en faisant collaborer chercheur et enseignants (Corriveau, à paraître).
Le traitement des données a consisté en une analyse thématique du contenu des discours recueillis (Bardin, 2007). Il s’est agi de repérer les éléments significatifs du discours et des pratiques des enseignants, puis de les catégoriser. Pour structurer l’analyse thématique de contenu, nous avons pris en compte plusieurs composantes susceptibles d’influencer le choix et la transformation des ressources par les enseignants. Nous avons ainsi pu vérifier la grande stabilité des opérations utilisées par les enseignants lors de la recherche, la transformation et l’organisation des ressources. Des formes invariantes de schèmes professionnels (Vergnaud, 1996 ; Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006) apparaissent et permettent de formuler une première hypothèse sur les fondements de l’expertise professionnelle des professeurs d’anglais exerçant en lycée général et professionnel. Ce concept de schème va nous permettre « de comprendre en quoi l’activité humaine est organisée, efficace, reproductible et analysable » (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006 : 153).
4. QUELQUES CARACTÉRISTIQUES SUR LE CHOIX
ET LA TRANSFORMATION DES RESSOURCES
4.1. Les facteurs qui guident la sélection des ressources
De nombreux facteurs ont été cités par les enseignants comme guide pour la sélection des ressources, si certains sont très marginaux dans les discours, d’autres apparaissent de manière régulières (Bento, Riquois, Beauné, 2015b). Ce sont ces derniers qui seront développés ci-dessous afin de définir un genre professionnel.
Des facteurs humains
Les critères cités et discutés le plus fréquemment par les enseignants interrogés font ressortir l’importance des goûts personnels dans la sélection d’une ressource. La plupart déclarent choisir des ressources qui leur plaisent et qu’ils ont envie d’exploiter. Si cette condition n’est pas remplie, alors ils préfèrent changer de ressource. Le choix du document se fait aussi en fonction de l’intérêt de l’élève et de leurs propres goûts même s’il est difficile de contenter tout le monde.
Les enseignants suivis sont généralement sensibles aux valeurs véhiculées. Ils veillent à ne pas choquer les élèves, à ne pas créer de tensions en évitant dans certaines classes les sujets sur la religion ou encore le terrorisme ou en les traitant avec beaucoup de prudence.
Des facteurs contextuels
En ce qui concerne les critères contextuels, les enseignants indiquent qu’ils consultent les instructions officielles pour prendre connaissance du programme lorsqu’ils ont une nouvelle classe ou pour vérifier les modalités d’examen. Ils varient les supports, privilégient les documents authentiques, tendent autant qu’ils le peuvent vers l’approche actionnelle préconisée. Cependant, la plupart des enseignants disent aussi que pour choisir la ressource elle-même, ils n’ont pas d’instructions explicites. Les enseignants mettent en relief leur autonomie, l’importance de leur liberté d’action et de leur choix.
Des facteurs didactiques et pédagogiques
Les spécificités du contexte d’enseignement paraissent également importantes pour les enseignants participants. Les professeurs sélectionnent des ressources en relation avec le niveau de leurs apprenants et, si leur classe comprend des élèves à besoins spécifiques, ils ont tendance à utiliser la même ressource, tout en la modifiant légèrement (taille de la police, ajout d’illustration, simplification du texte).
Le critère matériel semble revêtir une importance particulière. L’équipement dont dispose l’enseignant est cité par tous les participants comme un aspect dont dépend le choix des ressources. Par exemple, si l’enseignant dispose d’un vidéoprojecteur et d’un ordinateur en classe, il pourra utiliser des vidéos.
Une hiérarchisation des facteurs
Même si tous les facteurs cités ci-dessus ont leur importance, les entretiens individuels et surtout l’entretien d’explicitation montrent que le choix des ressources est avant tout sous-tendu par des processus régulièrement adopté pour la sélection de la ressource. Dans la construction d’une séquence pédagogique, le choix du thème associé au niveau des élèves va déterminer un premier axe de recherche des ressources, ensuite le choix se fera en fonction du goût des enseignants et celui supposé des élèves.
K : En fait, il y a le thème d’abord, puis il y a le niveau et après si on en a trois [ressources], on prend celui qui nous plait le plus.
[1]
Le choix d’une ressource n’est donc pas soumis au hasard.
Dans le cas où une ressource intéressante et plaisante est trouvée en dehors du contexte de la séquence, alors l’enseignant se posera la question de sa destination en fonction de la thématique et du niveau sous-jacents.
C : Mais parfois tout simplement, on parcourt quelque chose et on tombe sur un article et là on se dit « ça a l’air super intéressant, qu’est-ce que je pourrais en faire ? À quel niveau, comment je peux l’utiliser, quelle partie est utilisable ou pas.
On identifie ainsi des schèmes professionnels (Vergnaud, 1996 ; Goigoux, 2007 ; Beauné, Bento, Riquois, 2015b), mais aussi des convictions professionnelles. Les processus et les critères les plus cités par les enseignants renvoient à ceux qui les déterminent le plus.
4.2. Les ressources privilégiées : du document authentique au document fabriqué
Comme il a été dit plus haut, l’influence de l’institutionnel, pour les professeurs d’anglais, est présente à travers le type de ressources recherché. Tous les professeurs d’anglais, en conformité avec les recommandations des programmes, cherchent des ressources qui permettent de travailler des éléments de langue et de culture « authentiques » dans une perspective actionnelle (Bulletin officiel, 2005 et 2010). En lycée, les professeurs disent avoir recours à des ressources non didactisées au départ. Il peut s’agir de magazines, de vidéos, de publicités, de musique, de textes historiques, etc. L’objectif de l’utilisation de ces ressources authentiques est de permettre aux élèves de faire l’expérience, de la manière la plus naturelle possible, de la langue et de la culture. Le manuel est davantage une inspiration pour la structuration des séquences, pour les grandes idées thématiques, pour les exemples de textes ou d’images à travailler, qu’un support associé aux activités menées en classe.
Les assistants de langue, dans le cadre de l’enseignement de l’anglais, peuvent représenter une ressource au sens où leur fonction est d’aider et de soutenir les enseignements de l’anglais, en déchargeant les classes de 8 élèves maximum ou bien en étant des représentants « authentiques » de certaines formes de langue et de culture anglophones.
On constate que l’adhésion des enseignants aux textes officiels, quant à l’intérêt de la méthodologie actionnelle dans l’apprentissage des langues et à l’utilisation des ressources dites « authentiques », coïncide avec des convictions professionnelles partagées. Les enseignants estiment que ce sont des moyens efficaces d’apprendre une langue proche de la réalité.
K : Je crois que ce cadre avec la démarche actionnelle nous convient bien, donc on l’a bien intégré, ça nous semble assez logique en fait […].
Cependant, ils ont aussi la conviction que certains documents fabriqués répondent avantageusement aux objectifs définis.
C : Je crois que ça m’est déjà arrivé d’utiliser des documents pas authentiques, je le fais le moins possible, mais si je trouve pas et que celui-ci est bien, je vais pas non plus… Je me suis décomplexée là-dessus il y a quelques années.
Avec les CAP on fait comme ça, très clairement. Le niveau est tellement petit en fait que les manuels nous servent énormément.
On voit des conventions d’actions qui d’une part traduisent la prescription officielle, mais qui d’autre part la contournent lorsqu’elle s’avère peu productive (Clot Faïta, 2000 : 13). Ainsi, si certaines convictions sont en lien avec le contexte institutionnel, d’autres convictions professionnelles amènent à opérer des choix en dehors de ce contexte.
4.3. L’organisation des ressources dans les séquences pédagogiques : la logique de documentation
Dans les journaux de bord, on constate que les enseignants privilégient une logique « documentation » (Puren, 2013 et 2014) pour l’organisation de leurs séquences pédagogiques. Cette logique conduit à un travail sur un ensemble de documents pour trouver des informations, les analyser et accomplir des tâches. Si le terme « documentation » n’apparaît pas encore dans la littérature didactique, Beauné, Bento et Riquois (2015a) proposent comme définition une « activité de recherche, de sélection et d’exploitation d’un ensemble de documents en vue de réaliser une action ». Les enseignants indiquent chercher constamment un ensemble cohérent de documents authentiques en lien avec une tâche à accomplir pour construire leurs séquences. Il ne s’agit plus d’envisager des supports pour travailler des compétences séparément mais bien de réunir un ensemble de documents pour les mettre au service d’une tâche (Lallement, Pierret, 2007 ; GFEN, 2010) et d’une problématique. Cette notion de problématique parait tout à fait centrale dans l’élaboration de la séquence en lycée général et technologique puisque c’est autour d’une question que les documents vont être choisis et organisés puis que la tâche finale va être définie.
E : En fait, on a un double objectif dans chaque séquence, d’abord répondre à la problématique et d’un autre côté former les élèves à la tâche finale.
Les entretiens et les journaux de bord montrent clairement le schème professionnel mis en place lors de l’élaboration des séquences. Les enseignants suivent un schéma préétabli et stable.
4.5. Ressources et didactisation
La transformation des ressources est avant tout liée à l’accès au sens. Il faut que le document soit compréhensible pour les élèves en fonction de leur niveau.
La transformation privilégiée par les enseignants d’anglais est la coupure afin que les documents respectent un format « temps » acceptable (par exemple entre 1 mn 30 et 3 mn pour de la compréhension orale). Mais ils peuvent aussi couper certains passages qui n’apportent rien au document et l’alourdissent. Les enseignants indiquent donner du vocabulaire (en bas du document écrit par exemple) ou ajouter une image afin de faciliter l’accès au sens ou encore numéroter le texte afin d’aider au repérage. Pour les évaluations, les documents peuvent être raccourcis ou des questions enlevées pour les élèves présentant des difficultés, du type dyslexique par exemple.
On peut s’arrêter un instant sur ces distinctions parce qu’elles invitent à relier la notion de document authentique aux concepts d’artefact et d’instrument. L’artefact renvoie en effet à « toute chose ayant subi une transformation, même minime, d’origine humaine […] susceptible d’un usage, élaborée pour s’inscrire dans des activités finalisées » (Rabardel, 1995 : 49), ce terme permet une « désignation ’’neutre’’ ne spécifiant pas un type de rapport particulier à l’objet » (ibid.). On situe donc l’artefact en dehors de tout contexte d’utilisation, à l’instar du document authentique qui existe, comme catégorie didactique, en dehors de tout contexte d’utilisation. Dans la classe, du fait des adaptations, voire des modifications apportées au support choisi, le document, qu’il soit authentique ou fabriqué, est manifestement instrumentalisé (Beauné, Bento, Riquois, 2015a). Cette instrumentalisation renvoie à des convictions professionnelles partagées. La ressource doit avant tout être accessible à l’apprenant, facile à manipuler, tout en répondant aux objectifs visés. Elle doit aussi présenter un certain esthétisme.
A : C’est toujours une question d’accessibilité à la compréhension pour l’élève. La priorité c’est ça. Et à partir du moment qu’on sait que le document est intéressant et qu’il pourrait être accessible à l’élève à condition de modifier un petit peu, ben on le fait.
K : Et le côté pratique. Le coup des lignes, c’est simplement pour qu’on puisse interagir en classe rapidement. Qu’on puisse permettre à untel d’aller voir la réponse que l’autre a donné et qui est à la ligne 12 et voilà c’est un côté pratique, pas perdre de temps. Je pense qu’on a le côté esthétique aussi parfois on le rend plus esthétique pour que l’élève ait envie de le regarder et de rentrer dedans toujours. […]
C : La didactisation est tournée vers l’objectif. […] si c’est juste pour avoir des informations rapidement, je crois que je mets plus de mots [traduits] pour que l’élève accède plus rapidement au sens et si l’objectif est de travailler sur la déduction des mots inconnus, là je vais pas les mettre.
La didactisation des documents est motivée par les convictions des enseignants et des principes qui dépassent parfois les croyances méthodologiques comme d’intervenir le moins possible sur des documents authentiques.
5. DISCUSSION ET CONCLUSION
Être professeur d’anglais implique une connaissance du genre professionnel, « une culture d’enseignement » (Cicurel, 2013 : 4) que les enseignants partagent. L’enseignant est porteur d’une activité liée à un contexte social et admise par l’ensemble de la communauté. Cette « mémoire impersonnelle et collective » (Clot et Faïta, 2000) permet à l’enseignant d’effectuer ses tâches en mettant en œuvre des manières de faire. L’analyse du corpus a permis de dégager le genre professionnel des professeurs d’anglais en lycée au niveau des savoir-faire en lien avec leur travail documentaire. Les conceptualisations explicites, mais aussi implicites construites par les enseignants grâce auxquelles ils vont pouvoir réaliser des tâches, mais aussi se positionner dans la profession ont été mises en évidence. Acquérir un genre professionnel se fait grâce aux prescriptions officielles, aux formations dans les IUFM/ESPÉ, aux formations continues mais aussi à l’expérience. Lorsqu’une enseignante novice explique que
E : […] je n’avais pas fait de master MEEF, je ne savais pas comment on faisait une séquence, ce qu’était une tâche finale, j’ai appris sur le tas, petit à petit. Je pense que ça participe aussi dans notre façon de travailler si on a appris à le faire on va avoir automatiquement un savoir-faire quand on s’y lance. Si on a appris à faire des séquences en master, quand on s’y lance nous-mêmes, il y a des choses qu’on peut ré-exploiter. Il y a des choses qu’on va savoir faire d’office. [Apprendre sur le tas] c’est se renseigner sur comment les autres travaillent, apprendre de ses erreurs aussi, qu’est-ce qui a fonctionné dans ce qu’on a fait qu’est-ce qui n’a pas fonctionné et surtout pourquoi ça n’a pas fonctionné. Parce que quand ça ne fonctionne pas, on se pose plein de questions je pense.
À l’instar de Clot (1999), on peut distinguer deux niveaux de travail prescrit. Il y a le niveau officiel qui comprend les instructions officielles, les référentiels, les procédures écrites et partagées et il y a le niveau non officiel, celui qui correspond aux « obligations que les professionnels se donnent entre eux pour faire ce qui est à faire ».
Les convictions professionnelles jouent un rôle important dans la construction du genre professionnel. La majorité des convictions exprimées par les enseignants font consensus. Même si elles sont au départ exprimées par un collègue en particulier, les autres s’y rallient aisément. On observe diverses natures de convictions professionnelles qui peuvent être mises en résonnance avec celles qui ont été vues pour le genre professionnel. On trouve des convictions liées aux recommandations institutionnelles (type de ressource, choix des thématiques au contexte scolaire (motivation des élèves, niveau des élèves…), à la didactique (méthodologie…). Les convictions des professeurs peuvent les conduire aussi à s’écarter des recommandations institutionnelles afin de pouvoir atteindre les objectifs fixés (utilisation d’un document fabriqué, didactisation forte d’un document authentique…).
Cette recherche avait pour but de définir un genre professionnel des enseignants quant au travail documentaire, des pratiques communes, mais il peut aussi y avoir des différences entre les enseignants comme l’utilisation ou non de la vidéo comme support pour la compréhension orale, le choix du sujet des ressources en fonction de la thématique travaillée comme le montre l’interaction retranscrite ci-dessous.
S : Il y a pas mal de sujets qui au départ sont négatifs. Moi, j’en peux plus. Je veux dire la peine de mort et tout ça, je ne le fais plus parce que je me dis qu’ils ont déjà à l’âge qu’ils ont une vision assez négative de la vie alors si en plus en cours on leur dit « Attention, faut plus faire ceci, attention, faut plus faire cela ». […] À la rentrée, je me suis dit, je vais reprendre mon classeur et ça non j’en veux plus, ça non j’en veux plus. Pour leur apporter une petite dose de positivité dans leur cursus parce que pareil, la ségrégation c’est pas drôle, l’esclavage ça n’a rien de drôle.
C : Bon, c’est vrai que ça me pèse aussi de le faire, mais je me dis c’est bien qu’ils le voient au moins une fois dans leur vie.
S : Sauf qu’ils l’ont déjà vu au collège […] Les manuels n’ont pas une idée très positive de ce qu’on devrait étudier avec les élèves.
K : J’aime bien me dire que je suis là pour leur ouvrir l’esprit […]
Cette interaction nous amène à nous interroger sur les pratiques personnelles d’enseignement du professeur d’anglais. Où se situe son « action singulière » (Cicurel, 2013 : 27) dans ce genre professionnel ? Sans doute, dans la liberté qu’il a dans la sélection des documents et dans ses goûts personnels qui le conduit à chercher un certain type de ressource. Nous sommes ici face au style de l’enseignant (Clot, Faïta, 2000). En effet, même si les enseignants agissent selon un genre, ils présentent aussi un style qui modifie le genre par « des créations stylistiques » le rendant ainsi vivant (Clot, Faïta, 2000 : 15-16).
Notes
[1] Tous les extraits d’entretien donnés dans cet article sont issus de l’auto-confrontation collective.
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